Scenarios d’adoption et d’enrolement de Square et des services de paiement electronique

Square est un service de paiement électronique sur smartphone ou tablette en prenant une carte bancaire qui connait un énorme succès aux USA. Une présentation détaillée est faite dans l’article suivant : « Quel marketing pour quels acteurs dans le modèle Square / Paiement électronique ? »

Square n’est néanmoins pas ce que l’on pense. Quand je parle de Square à des interlocuteurs des paiements en France, il me disent invariablement « Chip & pin » et « 2,75% ». Autrement dit c’est impossible (variante « illégal ») dans l’environnement français et européen qui repose sur une sécurité par puce et code (« chip & pin ») (Square fait du « swipe & sign » aux US) et les conditions  tarifaires ne sont pas compétitives dans l’environnement français (Square applique un taux de commission de 2,75% alors qu’un commerçant efficace peut obtenir 0,5% + un abonnement minimum de 30€/mois).

C’est une erreur à mon avis d’aborder le sujet par cet angle car ce qui fait la différence de square n’est pas là. Le succès de Square est :

  • d’avoir remonté la chaîne des commerçants non récurrents jusqu’au grands commerçants (l’accord avec Starbucks) en se substituant au passage à des solutions existantes notamment de caisse pour les petits commerçants traditionnels (Square Register, Business in a box) et en déployant son application de paiement électronique sur les smartphones de ses clients en masse. Le cycle d’adoption de Square est décrit dans cet article « Le modèle d’adoption de Square dans les paiements électroniques« .

A ce jour, personne d’autre n’a réellement réussi à le faire :

  • Les solutions de paiement électronique ne sont pas adoptées en terme d’usage par les clients et ne sont pas promues par les commerçants car elles n’apportent aucun bénéfice significatif dans un monde déjà très bien doté en moyen de paiement (nous ne sommes pas en Afrique où le seul moyen de paiement est le téléphone). A coté de ces bénéfices inexistants ou faibles, les clients sont de plus freinés par les contraintes de l’inscription aux services de paiements électroniques nécessitant souvent un très grand nombre d’information et de clics et des opérations sur plusieurs canaux (mobile + web) pour satisfaire les contraintes réglementaires .
  • Les acteurs bancaires qui disposent à la fois d’une base de clients pré-initialisés (par exemple quand vous disposez d’un compte Crédit Agricole, vous disposez de l’outil de paiement électronique Kwixo sur ce compte – sous réserve du système d’information de la caisse de rattachement) et de commerciaux au contact des commerçants ont commencé à s’appuyer sur ces actifs. Malheureusement, ces solutions sont encore très balkanisées entre les différentes banques et ne s’inscrivent pas dans une perspective d’expansion universelle (il s’agit plus d’occuper le terrain face à la concurrence). L’initiative de place « projet W » commune à plusieurs banques est toujours attendue depuis des années. Dans cette situation, les opérateurs de carte restent en embuscade, Mastercard avec MasterPass et Visa avec V.me, pour récupérer la mise après les plâtres (certaines banques ont commencé à y passer comme BPCE avec V.me et BNPParibas avec MasterPass). Les banques se heurtent aussi à un obstacle culturel qui est la difficulté pour elles de vendre des solutions orientées marketing où le paiement devient une commodité.

 

Comment donc a fait Square pour s’arracher à cette malédiction, presque africaine, de l’adoption des paiements électroniques dans les pays développés ?

  • Tout d’abord, Square n’a pas cherché à innover en terme de comportement utilisateur de paiement. Il s’est calé sur le traditionnel paiement par remise de la carte par le client au marchand sans nécessiter pour le client final de télécharger une application ou de compléter une inscription contraignante.
  • Il a ensuite ciblé les commerçants non récurrents délaissés des banques du fait de leur trop faible volume mais d’un nombre très important (le fameux « blind spot » du marché).

Ces deux points de départ ont déclenché le mouvement d’adoption initial :

  • Comme Square était le seul à proposer une solution aux commerçants non récurrents, il a bénéficié d’une traction extraordinaire du marché sans engager de coûts marketing en s’appuyant sur un produit distribué en self-service entièrement en ligne (puis en relais magasins par la suite) et un dispositif matériel de faible coûts distribuable en masse sans contrôle (le commerçant non récurrent du fait du bénéfice de pouvoir prendre la carte réalisant par lui même l’enrôlement dans l’application).
  • Il a délégué au grand nombre des commerçants non récurrents ainsi équipés l’acquisition des transactions des clients finaux.

Une fois une masse critique constituée en terme de nombre de commerçants, de clients et de transactions, le 2e étage de la fusée peut s’enclencher :

  • Les clients acquis sont poussés à adopter la solution de paiement électronique à la suite des transactions déjà réalisées sur le service et pour bénéficier des avantages marketing complémentaires
  • Les petits commerçants traditionnels sont attirés par la visibilité et les qualités intrinsèques de la solution de caisse conjointe (Register) facilement substituable de leur caisse traditionnelle (notamment avec le service complet Business in a box).
  • Square valorise les fonctionnalités marketing auprès des commerçants, ce qui en renforce l’attractivité pour les clients finaux.
  • Une fois une base clients importante acquise, Square attire des gros commerçants  avec ses fonctionnalités de paiement électronique et de marketing déjà déployées (à l’image du partenariat avec Starbucks).

Plus de détails dans l’article : « Le modèle d’adoption de Square dans les paiements électroniques«

 

Quels enseignements en tirer pour le cas français ?

  • Il faut prendre la carte pour favoriser l’adoption du service car c’est le réflexe de paiement le plus développé par le consommateur. Il est possible de développer des paiements totalement électroniques mais il faut avoir en tête que l’adoption initiale nécessitera un effort plus conséquent. Et cela d’autant plus si aucune optimisation du processus d’inscription n’est réalisée. S-money a ainsi retravaillé en profondeur l’optimisation de son processus d’inscription en intégrant une ressources dédié à la conformité et mettant en place des adaptations des contraintes réglementaires de connaissance client avec le régulateur.
  • Il faut aller chercher des scénarios d’adoption « verticaux » avec des bénéfices valorisables et des cibles clients identifiées pour créer un premier niveau d’adoption, à l’exemple de ce qu’a fait Paypal avec les clients d’eBay. Même si l’on dispose d’une base clients et de forces commerciales, il ne faut pas attendre une adoption « naturelle » sans bénéfice commerçants et clients et sans scénario d’adoption.
  • Il faut d’autant plus rechercher des scénarios « verticaux » que l’on est éloigné du modèle de comportement standard des utilisateurs. C’est-à-dire que l’on se situe sur du paiement purement électronique sur smartphone sans prendre la carte bancaire (comme le fait Square). Au passage, on peut constater que les paiements interpersonnels comme scénario d’adoption ont montré leur échec.

Des exemples de verticalisation sont donnés par certains services existants de paiement électronique pur (sans dispositif externe) :

  • S-money : plusieurs scénarios sont testés dans une démarche expérientielle notamment les paiements récurrents auprès des commerçants avec des logiques de marketing et les paiements de professionnels en mobilité
  • Skimm : communauté étudiante  (les étudiants sont probablement la population la plus en pointe pour se débarrasser de  sa carte bancaire au profit de son smartphone).
  • Flashiz : paiement au restaurant : cas d’usage à haut potentiel car il combine une volonté de self-service de la part du client et des pics d’activité à absorber (tout le monde veut payer en même temps)
  • Drinkon devenu Lydia : bars et soirées (encore un cas d’usage à potentiel où les moyens de paiement traditionnel présentent des limites)

Un potentiel de développement existe aussi pour la démarche inverse qui est de rajouter une fonctionnalité de paiement à des fonctionnalités marketing afin de systématiser leur utilisation à chaque transaction. L’enrôlement est généralement facilité pour une simple application marketing, l’ajout de la fonction de paiement pouvant être réalisée dans un second temps pour procurer de nouveaux avantages. L’application de paiement de Starbucks a commencé de cette manière à partir du programme de chèque cadeau.

Le grands commerçants  bénéficient notamment de nombreuses opportunités d’apporter des services dans leurs magasins et de proposer de télécharger des applications pour les utiliser immédiatement sur un smartphone. Ils bénéficient aussi d’opportunité de migrer en électronique les cartes et programmes qu’ils ont déjà déployés.

Carrefour constitue un bon exemple de scénario d’enrôlement sur une application électronique :

  • Lors de l’attente en caisse (contexte très favorable puisque le client dispose de temps pour une opération qui en nécessite), des affiches indiquent la possibilité de télécharger l’application sur les appstores des smartphones respectifs
  • Une fois téléchargée, l’application demande de photographier sa carte de fidélité plastique existante
  • L’application récupère les données du compte de fidélité et est immédiatement utilisable avec toutes ses composantes (carte de fidélité, chèque de fidélité, services)

La facilité d’initialisation est un facteur clé car le caractère alternatif de l’application (on peut revenir à son moyen de paiement précédent) favorise l’abandon à toute difficulté rencontrée (une variation de la règle des 3 clics). Les applications permettant de scanner les cartes bancaires avec l’appareil photo du smartphone au lieu de les resaisir (comme l’application Carrefour pour la carte de fidélité) réduisent très nettement la complexité de l’enrôlement. Dans ce domaine, la start Card.io (racheté par Paypal), Flint et ScanPay montrent le chemin et Lydia le fait aussi.

Pour résumer, sont nécessaire pour enrôler une application de paiement électronique :

  • Un scénario d’usage en contexte suffisamment spécialisé pour être efficace avec un bénéfice utilisateur affiché
  • Un déclencheur de l’enrôlement en contexte ou un scénario de « piggy back » sur un enrôlement pré-existant
  • Un processus  d’enrôlement en contexte (c’est-à-dire sur mobile  et non sur pc ou sur mobile+pc) optimisé (le contexte doit ménager assez de temps).

Une autre option est de se reposer sur la prescription directe de l’application à la caisse ou en magasin par le commerçant. Le bénéfice commerçant doit alors être significatif (plus que pour l’utilisateur) pour lui faire franchir le pas.

Une mention à l’application d’Apple (« Apple Store »), qui cumule plusieurs fonctionnalités de références :

  • Une customisation automatique et très visuelle du design et des services en fonction du magasin dans lequel on se trouve (photo du magasin, horaires, services, évènements)
  • La fonction EasyPay qui permet de payer des petits articles (accessoires) directement en photographiant le code barre et en étant débité sur son compte iTunes sans passer en caisse (et sans nouvel enrôlement).

 

Quel est le potentiel  des segments clients adressables ?

Une analyse détaillée des segments est réalisée dans l’article « Quel marketing pour quels acteurs dans le modèle Square / Paiement électronique ? »

  • Le potentiel de marché sur les commerçants non récurrents existe tout autant aux USA qu’en Europe ou en France. Le taux d’équipement en terminaux de paiement est même inférieur en France (19,1 TPE pour 1000 habitants) par rapport aux USA  (27,2 TPE pour 1000 habitants). En ramenant les chiffres de marché potentiel donnés par Square sur les USA (28 millions de marchands) en France, cela correspond à un potentiel de 3,4 millions de marchands. Je rappelle que ces chiffres sont pour le marché global des marchands avec une très grande majorité de marchands non récurrents  dont le chiffre d’affaires est très faible (Netbanker avait calculé une transaction type de 70$ tous les 5-6 jours par marchand – le chiffre est un peu ancien de 2011 mais il donne un ordre de grandeur).
  • Deux segments sont importants dans cet ensemble :
    • Les professionnels en mobilité
    • Les nouveaux scénarios de vente en mobilité par les vendeurs en magasin
  • Les professionnels en mobilité représentent environ 5,4 millions de personnes (source : INRETS)
  • Les nouveaux scénarios de vente en mobilité par les vendeurs en magasin sont à rapprocher d’une population d’environ 4,3 millions de personnes dans le secteur du commerce pour environ 985.000 entreprises (source : INSEE). Précisons néanmoins que ces nouveaux scénarios sont totalement émergents et qu’ils sont avant tout conditionnés par le marketing et la vente et non pas le paiement. Ils sont donc à inventer, à expérimenter et faire adopter par les vendeurs et clients.

Les segments du « 2e étage » de la fusée Square sont des segments déjà existants :

    • « Petits commerçants » attirés par le marketing sur paiement (carte de fidélité, connaissance client et conditions marketing et marketing push pour les plus éclairés). Ce qui est notamment expérimenté par S-money actuellement, les autres services innovants restant sur le paiement en phase émergente à ma connaissance à ce jour.
    • « Grand commerçants » attirés par le marketing push sur paiement électroniques et accessoirement par la prévention du risque de marketing concurrentiel sur les données de paiement à leurs caisses (ils disposent déjà de solution marketing par ailleurs). Ils sont représentés par Flasn’N Pay, le futur Bluemium (Crédit Mutuel) et aussi Flashiz qui a signé des partenariats pour équiper de grands distributeurs et s’intégrer dans leurs systèmes (mais ils ne sont pas communiqués sur leur site à ce jour).

Remarquez que le segment qui apparaît le moins favorable est celui des « commerçants moyens » car ils nécessitent une approche ni de « mass market self-service » ni de partenariat sur mesure, ils disposent déjà de solutions marketing et mettent souvent en œuvre des outils intégrés qui n’ont ni la substituabilité des petits commerçants ni la modularité des grands commerçants.

 

Que faire pour déployer un dispositif de type Square en France ?

Comme décrit dans ce précèdent article, « Différence de segmentation de segmentation du marché Square entre les USA et la France« , les marchés français et européen ne possèdent pas la continuité du marché US.

Il faut donc logiquement différencier les segments :

    • Du « chip & pin » pour les commerçants à haute valeur (enfin on retrouve la discussion du début !)
    • Un dispositif totalement dématérialisé ou un dispositif low cost uniquement d’enrôlement pour le segment des commerçants basse valeur afin de répliquer les avantages du dispositif Square (être directement utilisable en prenant la carte bancaire mais aussi distribuable en masse à faible coût).

Concrètement, un dispositif de ce type se traduit pas les étapes suivantes :

  • Le commerçant prend la carte
  • La carte est lue par le dispositif low cost du commerçant qui identifie le client final dans le système de paiement électronique
  • Le commerçant saisit les caractéristiques du paiement
  • Le commerçant demande le n° de mobile du client final
  • Le système de paiement électronique envoi un message au client final avec un lien (le mieux serait une application mais plus surement un page web) pour accepter le paiement
  • A la suite, le système de paiement peut continuer à « engager » le client (envoyer un ticket de caisse électronique, faire télécharger une application, demander des informations réglementaires de connaissance client, proposer des services complémentaires).

 

Quelles sont les questions clés à se poser ?

  • Quels est le ou les scénarios d’adoption ? (bénéfices utilisateurs, cas d’usage, mise en visibilité du service dans le cas d’usage, enrôlement dans le service en contexte, étapes du cycle d’adoption, développement de la récurrence d’utilisation,…)
  • Comment étendre le service ? A terme, on peut s’attendre à une certaine concentration des services car les utilisateurs ne multiplieront pas les applications de paiement sur leurs smartphones à l’image des cartes. A moins d’attendre d’être récupéré dans V.me, MasterPass ou un wallet d’appstore qui ne manqueront pas de subsister. Il faut donc penser à étendre le service. Ce qui veut dire s’ouvrir aux tiers  (et c’est loin d’être facile même pour les meilleurs comme le rappelle cet article « PayPal met à niveau ses outils pour développeurs » sur le blog « c’est pas mon idée »).
  • Comment progresser sur le cycle d’adoption pour étendre la base des utilisateurs et développer les nouvelles fonctionnalités ? C’est-à-dire faire ce qu’à réussi à faire Square en passant des commerçants non récurrents ou commerçants récurrents et surtout passer du paiement (fonction de commodité à faible marge) à du marketing (fonction différenciante à marge plus élevée). Ou pour ceux qui sont sur un vertical, comment en conquérir d’autres bénéficiant de la proximité (à l’image de Paypal passant de eBay au site de eCommerce).

Vous pouvez télécharger ici un document de compilation de l’ensemble des mes articles sur Square (qui m’a été demandé par un interlocuteur bancaire dont le firewall ne permettait pas d’accéder à ceux-ci en ligne – tout est possible).

Je me suis aussi aperçu que la simple lecture des articles n’était pas suffisante et je suis en train de mettre en place suite à une demande un module de formation présentant le cas de Square et s’appuyant sur l’exercice de transposition de celui-ci dans le contexte français pour explorer les différents services et options des paiements électroniques. Je me suis associé avec un organisme de formation afin que ce module soit éligible DIF.

Si vous êtes intéressé ou si vous avez des questions, n’hésitez pas à me contacter à nicolas.guillaume at  finthru.com.

2 thoughts on “Scenarios d’adoption et d’enrolement de Square et des services de paiement electronique

  1. Effectivement c’est une activité capitalistique car il faut :
    – financer les devices, à 5$ environ l’unité pour 3 millions distribués soit 15 M$
    – provisionner la fraude et les décalages de trésorerie sur les transactions annulées, disons 1% sur 10 Md$ de transactions soit 100 M$
    – le reste (226 M$) pour les développements techniques, le marketing et l’expansion internationale

  2. Intéressant mais ne faut-il pas aussi souligner l’importance des ressources financières dans le succès de Square? Square a levé 341 millions de $ non pour développer son offre mais pour la promouvoir, notamment pour distribuer ses lecteurs mobiles gratuitement et proposer ses services aux marchands à prix cassés.

Comments are closed.