Productivité du Mail

Suite à mes deux précédents billets

j’ai réalisé une présentation sur le sujet à l’OpenCampParis1 et j’en ai discuté largement avec différentes personnes impliquées dans le domaine. Ce billet reprends les principaux points importants de discussion :

  • Y a t-il un problème de productivité du mail ?
  • S’agit-il d’un problème de comportement et non d’outil ?
  • La problématique anime t-elle les DSI ?
  • Il y a les mails et les pièces jointes, mais qu’en est-il des contacts ?
  • A partir de quel stade est-on concerné ?
  • Y a-t-il des populations d’utilisateurs plus exposées ?
  • Est-ce un problème individuel ou de groupe ?

 

Y a t-il un problème de productivité du mail ?

Pour répondre à cette question, prenons un peu de champ et considérons l’évolution des organisations. Celles-ci sont, à tout le moins les grandes entreprises multinationales, passées largement d’une organisation hiérarchique (par géographie, produits ou clients) à une organisation matricielle. Pourquoi ? La réponse est que l’organisation hiérarchique n’est pas la forme la plus adaptée pour faire face à un environnement devenu plus complexe, plus évolutif, marqués par la nécessité de l’innovation et nécessitant d’arbitrer des priorités contradictoires. La caricature de l’organisation hiérarchique, c’est une entreprise qui sait très bien vendre à ses clients (car l’organisation est orientée client) mais qui a du mal à délivrer (car les clients ne sont pas alignés avec les produits) ou une entreprise qui délivre très bien mais pas ce que veulent les clients (car les besoins des clients évoluent sans cesse et vendre une solution complète même constituée des mêmes produits au cœur, cela n’a plus rien à voir avec vendre ces mêmes produits « standalone » à des interlocuteurs spécialisés chez le client qui masqueront la complexité des usages internes qui en seront faits). L’organisation matricielle répond à ces préoccupations en favorisant la coordination des différentes logiques de l’entreprise et les collaborations transversales dans une dynamique d’innovation et d’amélioration. Elle ne constitue pas néanmoins une panacée et pose autant de problèmes qu’elle en résout. Elle conduit notamment à multiplier les volumes de communications et d’interactions, génère constamment des activités supplémentaires (qui nécessitent des réalignements tout aussi constants) et complexifie le pilotage et le suivi des opérations. Les organisations matricielles n’ont pas toujours bien fonctionné. Elles ont même connu des échecs retentissants et des retours en arrière en des temps précédents. Je pense que les outils informatiques de communication et de collaboration ont joué un rôle clé (avec l’évolution des pratiques managériales) pour rendre viable le fonctionnement de telles organisations matricielles. Et on ne reviendra pas en arrière. Inutile de se dire que le volume de communication et de collaboration finira par se « tasser ». Le phénomène ne peut que s’étendre.

Je profite du sujet pour une petite digression sur la « sérendipité » (la sérendipité est la capacité à découvrir naturellement des choses que l’on ne recherche pas a priori). J’ai lu dans une étude d’un cabinet de stratégie de premier plan, la découverte de la « sérendipité » comme caractéristique clé des organisations « modernes » (lire matricielles). Dans mon esprit, la sérendipité est « mécanique » dans une organisation matricielle. Si on met tout le monde en contact avec tout le monde, on ne sait pas ce qu’il en sortira mais il en sortira nécessairement quelque chose.

Pour en revenir aux outils de communication et de collaboration, dans une organisation matricielle, il est impossible de gérer l’ensemble des relations et des collaborations qui peuvent potentiellement s’instaurer entre tous les « noeuds » de l’organisation. Celle-ci ne peut que s’en remettre à ses membres pour gérer individuellement la priorisation et le filtrage de ces relations et collaborations.

A cette situation de « foisonnement » se superpose une autre tendance du management contemporain : la « mise en tension ». Celle-ci découle des objectifs d’amélioration permanente, d’optimisation de l’utilisation des ressources, du « faire plus avec moins » pour contribuer à la performance financière. Et comme, en vérité, on ne sait absolument pas ce que veux dire la productivité des activités « intellectuelles » et de « service » (celles des « Knowledge Workers »), on les gére comme des « boites noires ». On augmente le volume de charge en entrée (plus d’activités, de relations, de communications, de collaborations,…) en se disant que tout ne pourra pas être fait et que cela conduira à prioriser les activités les plus importantes et délaisser les activités les moins importantes et améliorer ainsi « mécaniquement » la performance.

Conclusion : la productivité individuelle du mail n’est absolument pas une priorité de management.

 

S’agit-il d’un problème de comportement et non d’outil ?

Un autre argument que l’on retrouve régulièrement est qu’il s’agit d’un problème de comportement et non d’outil. Il existe de nombreuses références dans ce domaine notamment sur le thème élargi de la productivité personnelle (par exemple Priority Management ou Institute for Business Technology) J’ai d’ailleurs participé en ce sens à la rédaction du Guide de la bonne utilisation du mail dans l’entreprise du MEDEF.

Les « bonnes pratiques » constituent, certes, un premier niveau de réponse mais je suis sceptique sur leur impact au niveau de l’entreprise :

  • Il s’agit de conduite du changement et celle-ci nécessite des ressources et des délais importants pour couvrir l’ensemble de l’entreprise. Qui plus est, comme les pratiques sont essentiellement individuelles, il est difficile d’en assurer un suivi et un accompagnement.
  • L’adhésion individuelle ne produit pas de résultats visibles au niveau de l’entreprise en dessous d’un certain seuil difficile à atteindre. Il vaut mieux un nombre réduit de bonnes pratiques partagées qu’une adhésion profonde mais limitée à certaines catégories d’employés. Le problème, c’est que même avec un jeu réduit de bonnes pratiques, on risque de ne jamais avoir les mêmes partagées entre les différentes personnes.
  • Cela est difficilement relayable via les lignes hiérarchiques car peu instrumenté, peu matérialisé et peu aligné avec des priorités opérationnelles.
  • Cela est peu prescriptible à des interlocuteurs externes. On ne peut leur imposer de bonnes pratiques et pourtant leur succès en dépend. Les seules illustrations de règles de conduite prescriptives avec le mail que je connaisse sont les suivantes :

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Cette situation est aggravée lorsque l’on travaille régulièrement avec des interlocuteurs étrangers ou nouveaux auprès desquels des résistances particulières peuvent se manifester.

Ma conviction est que le changement doit s’incarner dans un outil qui conduit à développer et à sédimenter de nouvelles pratiques dans une dynamique d’entrainement de masse. Ce que j’appelle « l’effet Facebook ». Et l’outil susceptible de générer cet effet pour succéder ou compléter le mail n’existe pas à l’heure actuelle.

L’appétence très diverse des utilisateurs pour les méthodes et les outils de productivité du mail (y compris aux USA pourtant friands du genre) me laisse à penser que cela relève du « nice to have » et non du « must have ».

 

La problématique anime t-elle les DSI ?

Oui mais pas sous les mêmes angles :

  • La partie « utilisateurs » est plutôt vue comme du « nice to have », comme évoqué précédemment, ou prise dans une réflexion plus globale sur le collaboratif et les nouveaux usages et outils de communication et de collaboration.
  • Ce qui préoccupe plus les DSI dans l’inflation des mails c’est l’inflation des pièces jointes et les impacts en terme de stockage, de contrôle et de synchronisation des données.

En effet, un mail envoyé à 10 destinataires avec une pièce jointe de 1 Mo se voit dupliquée 10 fois dans chacune des boites serveur puis 10 autres fois dans chacune des boites clients, puis éventuellement sauvegardées en local sur chacun des disques locaux ou sur des disques réseaux et encore éventuellement sauvegardées sur d’autres devices connectés soit un facteur multiplicatif de 2 à plus de 3 fois le nombre de destinataires.

Cela pose un triple problème :

  • Une consommation effrénée de stockage sur les serveurs qui pousse à contraindre fortement les tailles des boites. Ce que les utilisateurs perçoivent mal par rapport aux possibilités offertes par les services gratuits de mail – sans compter les contraintes accessoires de gestion des archives.
  • Une gestion très imparfaite des pièces jointes tant du point de vue utilisateurs (recherche de la dernière version envoyée, mise à disposition et partage d’un historique d’éléments envoyés) que d’entreprise (difficulté de contrôler la diffusion et l’accès aux documents – par rapport à ce que serait un système idéal (qui n’existe pas) qui centraliserait la mise à disposition des pièces jointes sur un site web de manière transparente -)
  • Une gestion très imparfaite des pièces jointes dans les scénarios de mobilité et de synchronisation des données (smartphone, poste fixe et portable, poste professionnel et personnel, 2e PC de type UMPC, webmail et desktop web). Les possibilités de gestion sont aujourd’hui assez primaires (récupération uniquement sur action manuelle, recherche inutilisable des pièces jointes en mobilité, synchronisation des modifications toujours problématique dans les situations d’hétérogénéité, absence de possibilité de paramétrage des synchronisation en fonction de règles de gestion – typiquement par rapport au profil de l’expéditeur -).

Ces préoccupations sont éloignées de la productivité du mail mais les solutions technologiques auxquelles elles font références sont très similaires. Quand on peut gérer des règles et des profils, on peut gérer des profils de synchronisation de documents en fonction des caractéristiques de l’expéditeur.

 

Il y a les mails et les pièces jointes, mais qu’en est-il des contacts ?

Les messages et les pièces jointes ne sont pas les seuls problèmes posés par la messagerie. L’inflation touche aussi les contacts. On a trop de contacts et en même temps pas assez. Trop, car à force d’accumuler des contacts, on ne sait plus exactement qui ils sont. Selon la loi de Dunbar, nous ne sommes pas capable, d’un point de vue de nos capacités cognitives, de gérer plus de 150 contacts, au-delà on passe dans un mode de gestion « assisté ». Pas assez, car on ne saisit pas systématiquement dans les contacts de la messagerie toutes les personnes avec qui on est en relation via mail (expéditeur, destinataire, mais aussi toute personne en copie des mails entrants ou sortants). Il est ainsi courant que l’on connaisse des personnes que l’on recherche mais que l’on ne puisse les retrouver. Essayez de retrouver une personne dont vous ne connaissez pas le nom dans votre messagerie…

De même sans une saisie systématique et détaillée des éléments de contexte, les contacts de la messagerie ne permettent pas de répondre à des questions telles que « Qui est-ce que je connais dans telle société ? Quand l’ai-je rencontré ? Qui est-ce que je connais sur tel sujet ? Quelqu’un d’autre de mon entreprise a-t-il déjà été en contact avec cette entreprise ? Et dans quel contexte ?

Xobni apporte une première réponse en permettant de reconstituer le contexte et l’historique de chaque contact. Mais le plus utile serait de pouvoir rechercher à travers tout le réseau social formé de ses propres contacts et des contacts de ses contacts proches (« voir » le réseau social de ses contacts dans Outlook comme le permet Linkedin). La conséquence de la combinaison de la théorie des 6 degrés (nous ne sommes éloignés que de 6 degrés de relation de l’ensemble des personnes du monde selonMilgram)et des liens faibles (les personnes avec lesquelles on a des liens faibles « filtrent » mieux l’information que celles avec lesquelles ont a des liens forts selon Granovetter), c’est que l’essentiel des réponses aux questions que l’on se pose peuvent être trouvées à une très faible distance dans son réseau de contacts, notamment dans la même entreprise ou dans des équipes proches. Mais cette information si proche est, aujourd’hui, difficile à mobiliser, même dans des équipes relativement petites et homogènes. Que dire alors lorsque l’on possède 100 à 300 contacts ? Une alternative c’est le mail de spam du type « bouteille à la mer » envoyés à tous – et qui retombe dans la pathologie de l’inflation du mail-.

Sur ce point, il est aujourd’hui plus facile d’utiliser un service de type Linkedin ou Viadeo plutôt que de chercher dans sa propre messagerie ou l’annuaire de son entreprise.

 

A partir de quel stade est-on concerné ?

Un autre argument avancé est que l’inflation du mail ne concerne que des populations très restreintes de top managers ou de professionnels de haut niveau. Peu de personnes reçoivent 100 mails par jour !

Je prendrai le problème sous un autre angle. Dans l’étude réalisée pour une grande entreprise française, des personnes recevant 10 mails par jour ont affirmé qu’elles étaient débordées par leur mail. De même, une étude américaine montre qu’il n’y a absolument aucune corrélation entre l’efficacité personnelle perçu du mail et l’utilisation de fonctions avancées de gestion ou le type de mail reçus. La « productivité du mail » apparait comme ayant une dimension « perceptuelle » marquée. L’absence de prescription sur les pratiques d’organisation du mail ne fait qu’aggraver les choses. En fait, plus que le volume de mails reçus, c’est le temps passé à les traiter, considéré en grande partie comme faiblement productif, et surtout l’augmentation constante, d’année en année, du volume des mails qui génère ce sentiment « d’inflation ».

On peut distinguer différents types de pratiques d’organisation du mail en fonction des niveaux d’usage :

  • Pour des volumes faibles, la boite de réception sert de « pense-bête ». Les mails reçus, une fois lus ou suivis d’actions sont effacés. Des mails, en nombre limités, peuvent être conservés dans la boite de réception ou dans un répertoire unique crée pour cela.
  • Pour des volumes moyens, la boite de réception est souvent complétée de répertoires pour chaque catégories de mails traités. Les mails sont déplacés manuellement dans les répertoires correspondants lors des actions associées. La boite est censée être vide en fin de journée, une fois les mails traités, ou servir de « pense-bête ». Il s’agit d’une prescription courante des méthodes d’organisation personnelle (« clean desk policy » : clore toute ses actions avant de quitter son espace de travail). En réalité, peu s’astreignent à une telle discipline et l’usage est plutôt mixte (boite servant de tampon / pense-bête / stockage + répertoires de traitement).
  • Pour des volumes importants, le « vidage » de la boite de réception devient long et fastidieux et pousse à adopter d’autres stratégies :
    • Indexation et recherche intégrale : Tous les messages déversés dans la boite de réception sont indexés et recherchés via un moteur de recherche. L’évolution des webmails (Hotmail, GoogleMail, YahooMail) qui ont adopté ce mode de fonctionnement, promeut fortement cet usage.
    • Utilisation des fonctions de productivité de la messagerie : marquage des mails importants par drapeaux (flags), catégories, tags ou indicateurs de suivi d’action, règles de routage des mails dans des répertoires différenciés (mails en destinataire direct, en copie ou en destinataire non direct – liste de distribution), règles de marquage automatique des mails, utilisation des vues différenciées paramétrables (par catégorie, personne, date,…).
    • La combinaison de l’ensemble de ces dispositifs permet de construire des stratégies sophistiquées (et efficaces) de gestion des mails repoussant d’autant la barrière du volume des mails. Seul bémol : ces stratégies ne sont pas standards et nécessitent des temps d’effort et d’apprentissage pour être mise en place.

 

Y a-t-il des populations d’utilisateurs plus exposées ?

La réponse à cette question est assez standard. Les populations les plus susceptibles de recevoir des volumes importants de mails sont celles qui sont en contact, en interne ou en externe, avec un nombre important de personnes, et plus particulièrement si ces dernières connaissent un certain « renouvellement » de leurs contacts (nouveaux contacts, relations irrégulières avec certains contacts). Situation très normale si l’on considère qu’il y a à la fois une composante « d’activité » et une composante « relationnelle » (développer son réseau et ses échanges) dans le travail du « Knowledge Worker ».

On peut donc identifier les employés de :

  • Grandes entreprises multinationales à organisation matricielle et projets transverses
  • Services professionnels (conseil, avocats, communication et publicité,…)
  • Fonctions ayant nécessairement besoin de développer des relations pour fonctionner : R&D, Veille, Marketing et étude de marché,…
  • Fonctions en contact avec les clients et les fournisseurs : Commercial, Achats.

 

Est-ce un problème individuel ou de groupe ?

Jusqu’à présent, dans ce billet, la productivité du mail a été considérée sous un angle essentiellement individuel. Ce qui est naturel, la boite mail étant quelque chose de fondamentalement personnel et liée à la protection de la confidentialité. Beaucoup de problèmes découlent néanmoins de l’absence de partage des informations échangées via la messagerie.

On peut considérer que ce n’est qu’un problème temporaire. Le développement des outils collaboratifs (nous ne sommes qu’au début de leur démocratisation et de leur généralisation) ainsi que mécanismes de partage des informations personnelles (de type OpenSocial) couvriront ce point à terme. Malheureusement, même si les lendemains sont fleuris, on ne peut pas toujours les attendre (d’autant plus qu’ils sont toujours beaucoup plus loin qu’on ne le pense). Ma conviction est que la productivité du mail possède une dimension collective, peu couverte actuellement, qui constitue pourtant une étape intermédiaire, avec une valeur ajoutée certaine, avant d’atteindre une cible plus ambitieuse à plus long terme. Je développerai ce point dans un prochain billet (d’autant plus que l’on me reproche la longueur de mes billets).