Le « blindspot » de la Banque Digitale Pro

Le « blindspot », c’est « l’angle mort » du marché, un segment complet non identifié et ignoré des acteurs en place sur un marché existant. Un segment capable de permettre l’émergence d’un nouvel acteur significatif sur le marché. Il n’existe pas beaucoup d’exemples de ce type dans le domaine de la finance, marché « verrouillé » par excellence. On peut néanmoins citer Paypal (paiement internet), négligé des banquiers à ses débuts dans les années 2000 et qui fait maintenant en 2011 118 Md$ de transactions et 4,4 Md$ de CA ou Square (m-POS) lancé en 2009 et qui a atteint 15 Md$ de transactions (hors accord Starbucks), un peu moins négligé des banquiers mais pas encore tout à fait pris au sérieux (cf mes nombreux articles sur le sujet)

Pour plus sur les « percées en finance » (financial breakthrough), consultez cette présentation.

Ma conviction est qu’il existe un « blindspot » actuellement sur le marché bancaire sur le segment de la Banque Digitale Pro.

J’en ai fait une présentation au Club de l’Innovation Banque Finance Assurance animé par  Jean-Luc Strauss le 12 juin 2013 (accessible ci-dessous sur slideshare et via ce lien de téléchargement en format pdf de l’article et de la présentation)

 

Les Pros sont les entreprises de 0 à 10 salariés (voire 20 selon les nomenclatures). Ils sont très différenciés du segment Entreprise car celui-ci est adressé dans un marketing de « relation personnalisée » récurrente et d’offres « sur mesure » (du fait de leur nombre restreint) alors que les Pros relèvent (du fait de leur nombre important) d’une approche « mass market » comme la clientèle des particuliers (relation non récurrente, standardisée et offres packagées)   – le marketing bancaire disant le contraire -. Dans ce segment « mass market » où le nombre fait le poids, les pros souffrent néanmoins de n’être que 3 millions face à 60 millions de particuliers. Et ils sont souvent moins bien servis que les particuliers (par exemple en terme d’applications disponibles sur smartphone).

 

Qu’est-ce qui a changé avec les pros ?

Un pro c’est d’abord un particulier car sur le segment pro, l’utilisateur principal, le souscripteur du compte et le décisionnaire sont généralement une même personne et la mono-bancarisation est le cas le plus fréquent. Mais c’est aussi un « power user » car il a une utilisation récurrente et étendue de son compte.

Il se passe avec les pros la même chose qu’avec les particuliers :

  • le développement de nouveaux usages digitaux, notamment caractérisé par l’explosion des usages et de la fréquence de consultation sur smartphones et tablettes (encore beaucoup plus accentué chez les pros)
  • l’émergence de nouveaux segments « digital natives » (parfaitement autonome en self-service sur internet), le segment « jeunes » pour les particuliers et les professions de l’internet et des technologies de l’information chez les pros (eCommerce, startups, éditeurs informatiques en Saas, services professionnels intellectuels).

Et les banques lancent de nouvelles initiatives pour s’y adapter comme Hello bank chez BNPParibas ou Soon chez Axa Banque. Il ne faut pas se laisser impressionner par la relative modestie du démarrage de ces activités, comme du relatif échec qu’ont connu les banques en ligne « pure player ». Il s’agit là de stratégie industrielle. Il y aura un basculement. Celui-ci interviendra dans 1 an, dans 2 ans, dans 5 ans, dans 10 ans mais les banques auront une offre pour capter ce basculement à la vitesse à laquelle il s’effectuera (c’est-à-dire lentement pour le moment mais des facteurs d’accélération se sont matérialisés).

Les pros sont un segment particulier néanmoins car :

  • Ils ont de vrais besoins
    • Contrairement aux particuliers qui, comme je l’ai écrit dans un précédent article, ne sont pas intéressés par les produits bancaires et n’éprouvent aucun intérêt, les pros éprouvent des besoins  multiples liés à leur compte bancaire : gestion de trésorerie, encaissement de facture client, règlement de salaire, impôts, cotisations ou fournisseurs, besoin de financement, vérification d’opération,…
  • Ce sont des utilisateurs récurrents et étendus
    • La récurrence a cela d’intéressant qu’elle facilite l’adoption. Un client récurrent est plus en capacité de faire un effort pour utiliser un service ou percevoir l’intérêt d’amélioration incrémentale qu’un utilisateur ponctuel qui nécessite un effet « wahoo » pour être convaincu. On peut se demander si cela n’explique pas pourquoi les interfaces en ligne pro sont si mal faites : c’est que les clients seront de toute façon forcé de les utiliser (comme les comptables avec les interfaces des progiciels de gestion d’antan)
  • Ils sont habitués à payer (à être monétisés)
    • Contrairement au particulier qui n’est pas habitué à payer pour des services complémentaires à valeur ajoutée (et la réglementation ne pousse pas à la vertu) , les professionnels sont habitués à payer à tous les niveaux : pour les paiements reçus et réalisés, avec un fixe et en pourcentage des opérations et pour tous services supplémentaires.

 

Le digital constitue de plus un levier plus significatif pour les pros :

  • D’abord parce qu’une grande part, voire la totalité, des flux supports des activités professionnelles reposent sur des éléments dématérialisés à un moment ou à un autre (factures, comptabilité, déclaration, paie, contrat,…) tout en laissant subsister des usages traditionnels à la productivité profondément améliorable, voire carrément dysfonctionnels.
  • Ensuite parce que le potentiel de différenciation apportés par les services digitaux est bien supérieur chez les pros par rapport aux particuliers en matière bancaire

Comme je le montrais dans un précédent article pour les particuliers, le produit bancaire n’apporte en lui-même pas beaucoup de service aux pros. Ce n’est ni un outil de pilotage, ni de suivi d’activité, ni de gestion de la facturation, ni de délégation, ni de comptabilité,…alors que les besoins des pros sont très « packagés » sur la gestion de leur activité.

 

Ma conviction est donc qu’il est possible de construire une offre bancaire radicalement différente qui estomperait les frontières entre offre bancaire et offre des services en tirant pleinement partie de la digitalisation complète des opérations. Chacune des briques fonctionnelles, techniques et marketing de cette offre existent déjà et nécessitent surtout d’être rassemblées et « packagées » en un tout cohérent. Cela peut être mis en place rapidement, graduellement à des coûts maîtrisés avec une équipe expérimentée dans un mode « startup » en intégrant des services préexistant du marché.

Le contexte propre à chaque institution financière est spécifique et la saisie de cette opportunité peut prendre différentes formes. Elle peut aussi être utilisée comme une « boite à outils » plutôt qu’en « standalone ».

N’hésitez pas à me contacter si cela présente un intérêt pour votre organisation ou si vous voulez une présentation ou plus de détails (mon mail à droite dans « Social »).

 

Pourquoi est-ce que cela n’existe pas déjà ?

Question incontournable dans l’univers bancaire mais à relativiser dans un marché oligopolistique, où la concurrence est surtout de niveler l’offre afin de ne pas créer un risque de différenciation par rapport à ses concurrents.

Il y a plusieurs réponses à cette question :

  • Le marché des pros est un marché très rentable, peu ouvert à une concurrence externe et  qui fonctionne bien sans rien toucher. Les positions concurrentielles sont relativement stables et seuls quelques acteurs affichent des objectifs de conquête significatifs sur ce segment (surtout des « stratégies de rattrapage »).
  • Le marché des pros n’est pas prioritaire à l’intérieur du segment « mass market » du fait du poids des pros face aux particuliers (3 millions vs 60 millions). Qui plus est, ils sont considérés, à tort, comme ayant moins de besoins et étant moins avancés en terme de besoin que les particuliers (surtout parce qu’ils vont chercher des offres tierces).
  • Le modèle de la relation bancaire est centré sur le conseiller bancaire et sur l’offre de financement et il est culturellement difficile aux banquiers d’envisager qu’une offre puisse être compétitive sans ces deux composantes.
    • L’ouverture de compte ne se fait que via le conseiller bancaire qui est en outre chargé d’évaluer à dire d’expert le risque et l’opportunité d’accorder des financements à l’entreprise et, accessoirement, de gérer les problèmes de la relation courante. Les conseillers pro obtiennent d’ailleurs des taux de satisfaction élevés de la part des clients.
    • Les financements sont vus comme la composante de conquête et de fidélisation de l’offre bancaire tant en terme d’attribution que de compétitivité prix (taux offert).

 

A cela deux remarques :

La gestion de la relation client est devenue inadaptée pour une grande part des professionnels. L’importance et l’attachement aux conseillers pros est surestimé, du fait notamment de l’inexistence des outils permettant de s’en passer.

  • Le conseiller est très apprécié du fait de sa réactivité et de capacité à résoudre les besoins dans un univers perçu comme complexe. Si la banque était simple, le problème se poserait de manière très différente.
  • Le rôle et la valeur ajoutée du conseiller dans la relation bancaire par rapport au client sont contestables. Son caractère indispensable et souvent apprécié des clients dans le contexte actuel n’est basé que sur les « dysfonctionnements » du produit :
    • La complexité des produits et des processus de souscription, la multiplicité des relations avec les « silos » fonctionnels bancaires
    • La capacité à intervenir rapidement, à valider des opérations ou à s’engager sur leur bonne réalisation lorsque des étapes intermédiaires bancaires internes ont à réaliser. Ce niveau de service n’étant pas disponible dans les outils offerts au client.
  • Par ailleurs, la relation avec les clients pro se caractérise par deux spécificités
    • La collecte constante d’information notamment comptable (« venez avec vos bilans ») de la part du conseiller. Contrainte purement formelle obéissant à une règle de conformité et de pratique commerciale puisque aucune exploitation réelle n’en est faite :
      • L’historique de la relation client est peu suivie (informations venant de multiples sources, dossiers « papier » ne facilitant pas le suivi, faible connaissance de l’activité de l’entreprise,…)
      • Lorsqu’il y a changement de conseiller, il faut souvent reprendre à zéro la description de l’activité et la mise à disposition des documents comptables
      • Lors de la souscription d’un produit nécessitant une analyse comptable (par exemple un prêt), les documents comptables sont redemandés
      • La possibilité de déposer ses documents comptables ou de les transmettre dans un espace numérique individuel de partage ouvert auprès de la banque n’existe pas, pas plus que la possibilité de décrire son activité ou de transmettre des documents descriptifs de son activité de telle manière à les capitaliser dans sa relation bancaire (il n’existe pas plus de système de gestion électronique de document purement interne sur ce point à ma connaissance). Cela manifeste  bien le caractère secondaire de ces informations dans la relation clients.
    • Le regroupement des comptes professionnels et personnels. Celle-ci semble s’expliquer par :
      • Une optimisation du contact commercial autant au niveau de la valorisation du contact déjà engagé que de priorisation du segment (les professionnels étant des clients potentiels de placement et de banque privée)
        • Ce point est purement interne, rien ne permettant de supposer que le client sera mieux servi par un acteur unique (le contraire serait plutôt intuitif)
      • Une meilleure capacité à évaluer les personnes et à prendre des sécurités personnelles (cautions) en support des engagements professionnels
        • Ce point est aussi une contrepartie de l’incapacité de la banque à centraliser des comptes externes pour obtenir une situation complète d’un individu et de ses engagements
      • Cette démarche systématique du conseiller sur la partie personnelle découle aussi de l’absence :
        • de portabilité des comptes
        • de portabilité des cautions et engagements
      • « C’est plus facile à gérer si tout est dans la même banque » mais, a priori, pas au bénéfice du client.

 

Contrairement à la croyance des banquiers, tous les clients de font pas appels à des financements bancaires. Heureusement d’ailleurs parce qu’une grande proportion qui en demande n’en n’obtiennent pas. Et il ne faut pas oublier qu’à coté du financement « interne » (capitaux propres, crédit fournisseur, autofinancement), il est aussi possible de mobiliser des financements spécialisés (crédit bail, affacturage,…) auxquels les PME font largement appel en France.