La gestion intégrée futur de la banque digitale pro

J’avais écrit un article en 2013 sur le potentiel du marché de la Banque Digitale pour les Pros. Un certain nombre d’acteurs ont depuis investi ce champ. On peut citer notamment Qonto et Shine qui montrent de très belles trajectoires de développement (75.000 clients en 2,5 ans pour Qonto et 50.000 clients en 2 ans pour Shine) mais de nombreux autres acteurs en France et à l’étranger se sont aussi positionnés sur la thématique comme illustré par la liste en annexes.

Ces acteurs ont amené une nouvelle proposition de valeur aux professionnels avec une expérience utilisateur améliorée, des fonctionnalités enrichies et des tarifs plus transparents et ont bénéficié du retard de la digitalisation des banques traditionnelles sur ce segment.

Mais pour le professionnel, l’expérience utilisateur du service bancaire n’est qu’une partie de l’expérience utilisateur globale qui elle demeure très dégradée car elle se situe à la croisée de 3 domaines qui sont autant de silos provoquant des ruptures : le monde bancaire, le monde des outils de gestion et le monde de l’expertise comptable.

La séparation de ces domaines n’a aucun sens dans un monde digital car ils manipulent différents aspects des mêmes données numériques. Cependant ils sont très structurants en terme de nature de service ou de statut réglementaire et, malgré l’ouverture affichée de chacun, ils restent très cloisonnés

Quel est le problème du point de vue de l’expérience utilisateur ?

Un entrepreneur va d’abord se doter d’un outil de gestion en ligne (voir liste en annexe) afin :

  • De faciliter la saisie de ses opérations plutôt que de les accumuler pour les envoyer à son experts-comptables (la fameuse « boite à chaussures ») notamment par :
    • Photo/scan/scraping mail des factures fournisseurs / notes de frais
    • Reconnaissance automatique des factures et de la TVA
    • Edition, envoi et suivi des factures clients
  • De piloter son activité avec des tableaux de bords pré-packagés alimentés en temps réel notamment pour :
    • Prévoir et anticiper sa trésorerie prévisionnelle
    • Avoir une vision de la rentabilité de ses activités

Pour rapprocher ses opérations de ses transactions bancaires, son outil de gestion va s’appuyer sur un agrégateur des comptes bancaires (par exemple Budget Insight) et effectuer un rapprochement automatique.

Mais là, le passage d’un monde à l’autre est loin d’être sans couture du fait :

  • Des désynchronisation entre la saisie dans l’outil et la récupération de la transaction de paiement (un paiement effectué peut ne pas avoir été saisi ou une saisie peut ne correspondre à aucun paiement ou à une date non définie)
  • Des difficultés du rapprochement bancaire (paiements groupés, partiels, avoirs,…)
  • Des difficultés liées à l’agrégation (blocage technique, immaturité des API post scrapping, décalage de comptabilisation dans l’interface bancaire du fait des dates de valeurs,…)
  • Des difficultés de transmission des demandes de paiement (nécessitant des ressaisies dans les interfaces bancaires, des manipulations de fichiers, la souscription à un abonnement EBICS,…).

Une fois doté de son outil de gestion, il va aussi s’apercevoir que celui-ci est largement insuffisant pour  réaliser l’ensemble des ses opérations de gestion et notamment :

  • les déclarations légales (TVA, fiscales et sociales)
  • les demandes et la réalisation de financement d’investissement
  • la comptabilisation des opérations non courantes (régularisations, provisions, amortissements,…)
  • la production des états comptables compte de résultats et bilan (clôture et report des opérations sur l’exercice)

Pourquoi ? Parce que ces opérations ne sont largement pas automatisables et entraînent une prise de responsabilité que ne veulent pas assumer ni les éditeurs logiciels ni les banquiers.

Des tentatives d’automatisation de la comptabilité avec l’IA dans des solutions intégrées ont été tentées mais elles ont pivoté vers de l’accompagnement ou se sont limitées à des verticaux spécialisés :

  • Fred de la Compta s’est réorienté vers une mise en relation avec des experts comptables. La partie d’automatisation ayant donné naissance à Inqom, solution d’automatisation des traitements comptables à destination des services comptables
  • Tiime, Shine et Georges se sont spécialisés sur les segments indépendants et professions médicales dont la gestion est simplifiée. Tiime a pivoté avec Tiime Match pour la mise en relation avec des experts comptables et Tiime Pulse pour le journal de banque automatisé avec l’IA.

Le recours aux services d’un expert comptable devient donc nécessaire et, là encore, le passage d’un monde à l’autre est loin d’être sans couture car l’expert comptable, qu’il soit en ligne (voir liste en annexes) ou non, ne peut pas se connecter et gérer la multiplicité des outils clients existants sur le marché. Il est donc obliger de récupérer les transactions et les retraiter sur son propre outil comptable. Le passage a un outil de gestion en ligne par le client n’apporte alors qu’un bénéfice très limité pour travailler avec son expert comptable (sauf s’il s’agit de l’outil prescrit par l’expert comptable mais celui-ci arrive souvent après dans la chaîne).

Et la relation ainsi établie n’est pas interactive : l’expert comptable n’est en capacité de faire un retour à son client qu’après avoir réalisé le cycle de récupération des données et sur la base des données ou des documents comptables produits. L’expert comptable est ainsi positionné plus en processing qu’en conseil.

Au final pour le professionnel, les possibilités d’automatisation des opérations de gestion sont limitées et les capacité de prévision et de pilotage en temps réel restreintes.

Quelle est la solution à ces points de friction de l’expérience utilisateur ?

Dans ce contexte, l’amélioration de l’expérience utilisateur ne peut passer que par l’intégration des trois domaines au sein d’un service unifié.

Des exemples d’intégration d’un compte de paiement à un outil de gestion d’entreprise existent déjà. On peut citer :

Ces outils permettent de relier directement la transaction de gestion et la transaction de paiement. Par exemples :

  • de catégoriser, notifier pour validation et passer automatiquement en comptabilité une transaction de paiement carte (Mooncard, Spendesk)
  • payer automatiquement après validation une facture fournisseur reçue par mail et automatiquement récupérée et catégorisée (Libeo)
  • envoyer une facture à un client avec rapprochement automatique à la réception du paiement (Upflow).

Un outil intégré de gestion proposerait alors :

  • Un compte et des moyens de paiement directement reliés aux opérations de gestion sans aucun rapprochement nécessaire
  • Une interface dédiée distincte de celle du client intégrée pour les Experts Comptables ou des API dédiées pour les outils des experts comptables

A date à ma connaissance, il n’y a pas d’acteur dont l’offre couvre l’ensemble de ce périmètre mais je suis convaincu que ce type de solution s’imposera à terme sur le marché pro.

Disclaimer : J’accompagne une startup, mon amour de comptable, qui développe une offre de ce type (en beta privée à date avec une ouverture publique en Q4 2020).

Quels sont les bénéfices d’une telle solution intégrée ?

  • Au niveau des paiements
    • Le déclenchement des paiements fournisseurs et tiers directement par la transaction de gestion dans l’outil
    • La notification, catégorisation et comptabilisation immédiate des paiements cartes
    •  La possibilité d’envoyer des moyens de règlement (mandat de prélèvement B2B, lien vers un paiement carte, mandat de virement pour compte de tiers) sur les factures clients envoyées
    • La possibilité pour les clients facturés de vérifier qu’un paiement a été effectué ou reçu sur le compte de paiement par rapport à des factures reçues
  • Au niveau de l’expert comptable
    • La possibilité d’accéder à l’information partagée en temps réel du client à tout moment pour réaliser des opérations ponctuelles ou délivrer un conseil (opérations diverses, investissements, financements, provisions, reporting ou analyse ponctuelle)
    • La récupération directe des données et leur éventuelle mise à jour pour réaliser les déclarations et clôtures comptables dans leurs outils (télédéclaration).
  • Au niveau de la gestion de l’entreprise :
    • La fiabilité totale des données d’activité en temps réel sans écart de rapprochement ou d’engagement avec une capacité prévisionnelle étendue de la trésorerie
    • Une automatisation complète de la chaîne de traitement fournisseurs / tiers / clients avec la possibilité de mettre à disposition des instruments de paiement et des interfaces de suivis pour ces interlocuteurs.

Quelles sont les implications à termes pour les acteurs existants ?

  • Les outils de gestion sont dans une dynamique de commodisation. A terme ce seront des outils d’acquisition de clients tendant vers la gratuité comme le sont déjà des outils de facturation, comme Henrri ou Zervant . La création de valeur pour ces outils ne peut passer que par le développement constant de nouvelles fonctionnalités ou de services complémentaires facturables.
  • Les banques vont disparaître (mais on le savait déjà :)). A tout le moins en front-office car un compte bancaire ne sert à rien, il ne sert que de support à payer ses fournisseurs et tiers et être payé de ses clients et cela on ne le fait pas dans son compte bancaire. Elles continueront néanmoins d’exister car ce sont elles les plus à même d’offrir et d’opérer les plateformes de service de paiement.
  • Les experts comptables ne vont pas disparaître :). Étrangement, malgré la fragmentation et l’immobilisme de leur marché, ils sont parmi les mieux positionnés en terme de valeur ajoutée. Mais dans un métier à réinventer entièrement puisque d’un métier qui est encore très orienté vers la saisie (ou de compréhension / resaisie de la saisie de leur client), ils vont passer à un métier de processing à valeur ajoutée avec la possibilité  de remonter sur la supervision et le conseil de l’activité de leur client (ce qu’ils ne peuvent faire actuellement avec le mode de traitement et les outils dont ils disposent).

Quelles recommandations pour les banques ?

Ma conviction est que les banques ont une carte à jouer sur ce terrain en se positionnant sur ce type de solution car :

  • Elles ont les clients et sont au centre de la dynamique d’adoption. La dynamique d’adoption est le point critique de ce type de nouveau service car les clients même avec une expérience utilisateur très dégradée montrent une inertie forte à changer. Une adoption purement digitale ne parait donc pas convaincante par rapport à une vente en direct en face à face sur laquelle les banques peuvent s’appuyer sur leurs forces de ventes pros. Néanmoins, la multidisciplinarité nécessité par le sujet ne parait pas correspondre aux capacités des forces de vente bancaires pro. Mais là les banques ont un autre avantage car elles ont tissés des liens riches avec leur écosystème et notamment les experts comptables et peuvent combiner leurs capacités de prescription pour pousser l’adoption de solution de ce type.
  • Cette logique transactionnelle enrichie et temps réelle ne se limite pas à la gestion courante. Elle permet de réinventer le scoring, l’évaluation et le suivi financier de l’entreprise avec des impacts sur le financement, domaine clé de la banque.
  • Cette logique n’est pas simplement positionnable sur les clients existants. Elle est aussi positionnable en acquisition sur les prospects. Plutôt que récupérer directement les flux d’un nouveau client avec toutes les problématiques de transfert posées au client, une banque pourrait positionner un service de ce type avec un compte de paiement au dessus du compte bancaire existant du client, récupérer et évaluer les flux dans le compte de paiement et dans un deuxième temps seulement migrer le compte de paiement du compte bancaire existant au nouveau compte bancaire.

 

Annexes : Tableau des banques digitales pro (non exhaustif)

 

 Pure players

 Pur players Pro / Part

 Acteurs spécialisés

 FR

  •  IBANFirst (paiements internationaux)
  • Transferwise (paiements internationaux)
  • Margo Bank (à venir, positionné sur le haut de segment avec une offre complète)

 Etranger

  •  Neo (paiements internationaux) (ESP)
  • Allica Bank (positionné haut de segment avec une offre complète) (UK)

Annexes : Outils de pilotage et services comptables en ligne (non exhaustif)