Une affaire est instruite en justice en ce moment très représentative des dérives de la finance actuelle…mais pas dans le sens où on peut le penser.
Il s’agit de l’affaire « Doubl’O », du nom du produit financier éponyme commercialisé par les Caisses d’Epargne. « Doubl’O » est un fonds commun de placement placé dans un panier d’actions permettant de profiter de la hausse des cours couplé avec un contrat de vente à terme optionnel (une option) qui permet de couvrir le risque de baisse des cours et assurer ainsi la garantie du capital contre une évolution négative des cours sur une durée bloquée de 6 ans. Il a été souscrit quand même par 266.547 personnes et drainé un plus de 2 milliards d’euros. Le produit a parfaitement fonctionné, malgré une conjoncture particulièrement défavorable aux actions, il a permis d’éviter des pertes en capital à ses souscripteurs. Ce qui n’est pas le cas, par exemple, des souscripteurs des actions Natixis vendues à travers le même réseau comme un placement au même titre, sur et rentable (qui ont aussi fait l’objet d’une plainte).
Le problème, c’est que les clients, ignorants sciemment ou inconsciemment la nature du produit, se sont arrêtés au slogan commercial « Doubl’O : doublez votre capital en toute sérénité » et ont attaqué la banque estimant avoir été trompés.
Il va être très difficile de trancher ce litige car on se situe en plein dans une contradiction de la réglementation financière actuelle.
Le raisonnement de bon sens voudrait que les clients aient acheté un produit qui a bien fonctionné (au contraire d’autre) puisqu’il a bien protégé le capital et dont la nature juridique ne prête pas à confusion.
Mais, cela ne marche pas tout à fait comme ça dans la réglementation.
Un des principes fondateur de la réglementation financière actuelle est la limitation des capacités de compréhension des clients. Ceux-ci sont considérés par défaut comme des incapables (juridiquement parlant) qui doivent être protégés indépendamment de leur volonté et qui ne peuvent faire preuve de capacité de jugement qu’après s’être qualifiés auprès de leur interlocuteur bancaire ou financier. A contrario, utilisé en sens inverse au bénéfice du client, cela lui permet de dénoncer avec une certaine facilité des conventions passées qui ne le satisfont plus. Une conséquence dérivée de cette facilité est la nécessité pour les acteurs bancaires ou financiers d’être dotés de fonds propres conséquents pour faire face aux litiges et rembourser éventuellement les clients en attente des jugements définitifs sur le fond (qui tardent toujours un peu dans le système judiciaire français). C’est le principe de la « poche profonde ». Le régulateur est attentif qu’existe dans le système un acteur en capacité d’apporter une garantie immédiate, permettant d’éviter tout blocage à court terme et porter le risque jusqu’à sa résolution à échéance longue.
Il est vrai que confronté à la complexité du système financier et des produits financiers, sans compter le fonctionnement des banques et l’impact de la fiscalité sans cesse fluctuante, les clients sont, dans le cas général, plutôt en situation d’infériorité (quoique les conseillers clients se plaignent constamment de la montée en compétence des clients). Cependant, la perversion de cette doctrine c’est d’alimenter cet état de fait et en tirer partie dans les méthodes de vente (« c’est très compliqué , c’est très dangereux; faites-moi confiance »)sans chercher à faire progresser la compréhension des clients. Plus encore, c’est de faire perdurer un illettrisme, voire des contre vérités dans un domaine qui a maintenant envahis le champ du politique et dans lequel, les simples citoyens, sont amenés à agir politiquement à travers le choix de leurs représentants.
Cette déresponsabilisation totale des clients n’est cependant pas généralisée. Elle est adapté en fonction de la qualification des clients. Celle-ci fait partie des obligations plus vastes de connaissance client (KYC : Know Your Customer) imposée aux institutions bancaires et financières de par la réglementation dite MIF (Marché des Instruments Financiers ou MIFID en anglais Markets in Financial Instruments Directive) un corpus très étendu qui n’est pas limité à son intitulé et qui est en cours de refonte pour sa version MIF 2 . Cette réglementation impose de déterminer le niveau de compétence et de familiarité d’un client par rapport aux produits financiers et ne lui proposer que des produits correspondants à ce niveau déterminé. Le principe simple et de bon sens en théorie se révèle plus difficile à appliquer dans la pratique (quel « justificatif » exiger, quel « test » réaliser ?).
Une première distinction sépare les investisseurs « qualifiés » qui sont qualifiés par nature des investisseurs « non qualifiés » qui doivent prouver de leur qualification pour accéder aux produits financiers « complexes » (souvent un synonyme de haut rendement.
Les investisseurs qualifiés dans la réglementation française doivent satisfaire 2 conditions dans la liste suivante :
- (1) La détention d’un portefeuille d’instruments financiers d’une valeur supérieure à 500 000 euros ;
- (2) La réalisation d’opérations d’un montant supérieur à 600 euros par opération sur des instruments financiers, à raison d’au moins dix par trimestre en moyenne sur les quatre trimestres précédents (soit 24.000€ / an)
- (3) L’occupation pendant au moins un an, dans le secteur financier, d’une position professionnelle exigeant une connaissance des investissements en instruments financiers (la secrétaire d’un hedge fund n’est pas dans la liste)
Le critère (1) est un critère d’impact. Comme une banque que l’on oblige à renforcer ses fonds propres pour faire face à une crise, on considère que si un particulier a une surface financière suffisante pour absorber une perte importante, il est moins nécessaire de le protéger s’il est exposé à des produits financiers risqués.
Le critère (2) est un critère de familiarité. La réalisation habituelle d’opérations sur des produits financiers à risque permet de sanctionner une compréhension tant des conditions d’utilisation que du comportement de ces produits dans différentes conditions de marché et au final de l’exposition au risque.
Le critère (3) est un critère de compétence correspondant généralement à un diplôme ou une expérience.
Pour bénéficier de ce statut, les investisseurs doivent se déclarer auprès de l’AMF dans un registre dédié à cet effet. Il faut remarquer que ce registre est purement déclaratif. Aucun contrôle n’est effectué et aucune sanction n’est prévue en cas de déclaration « gonflée ». En fait, il s’agit surtout d’une exonération de responsabilité pour les établissements financiers qui auront à traiter avec ces investisseurs. L’investisseur prend la responsabilité explicite de s’exposer à des produits complexes en se privant de bénéficier de la protection de l’établissement de crédit et de la possibilité de se retourner contre lui.
L’établissement financier n’a cependant pas le droit :
- De pousser ses investisseurs à se déclarer comme investisseurs qualifié alors qu’ils ne le sont pas
- De commercialiser auprès de ces investisseurs qualifiés des produits sciemment conçus pour les exposer frauduleusement au risque (ce qui a été réalisé par Goldman Sachs avec le fonds Abacus au détriment de ses clients IKB et ABN Amro – On a beau être entre professionnels, cela n’autorise pas l’escroquerie -).
Comment faire pour donner accès à un investisseur non qualifié à un produit complexe ? C’est simple : il faut le qualifier, c’est-à-dire se mettre en mesure de prouver que l’investisseur avait compris ou savait utiliser le produit considéré.
Concrètement, il est possible :
- De présenter de manière détaillée le produit en s’assurant que l’investisseur a bien compris activement l’information (par exemple en lui faisant répondre à des questions sur son engagement de risque ou sur la compréhension du produit). Cela peut se faire en préalable à l’acte de vente ou de manière séparée (participation à un séminaire ou à une formation théorique au produit, implication dans une communauté d’utilisateurs existants)
- En le formant en pratique ou en le testant à l’utilisation du produit.
Cette dernière possibilité est plus innovante. Elle peut passer par une simulation « à blanc » de l’utilisation du produit (gestion virtuelle du produit) ou par une limitation initiale des possibilités d’engagement (limite de montant ou de nombre d’opérations). Saxo Banque, le spécialiste des Trackers (des produits à très fort effet de levier donc très risqué) est un exemple en ce domaine avec des séminaires de formation sur internet et des outils de simulation qui permettent de repérer les clients les plus « qualifiés » et de les inviter à des séminaires plus poussés pour les rendre capable d’utiliser ses produits. Parmi les « day trader », il y a aussi des étudiants, des inactifs,… aux profils loin des canons de « l’investisseur qualifié ».
Quelques vérités élémentaires méritent d’être rappelées de manière universelle et plus particulièrement aux clients « non qualifiés » exposés au risque de « déresponsabilisation » :
- Un placement est toujours un arbitrage entre le risque et le rendement. Plus de rendement implique plus de risque et moins de risque moins de rendement. Il n’existe pas de placement qui soit à la fois sans risque et à haut rendement contrairement à ce que crois les français (25% croient vraie cette affirmation ce qui nous positionne en queue de peloton des pays de l’OCDE en matière de culture financière) et contrairement à ce que disent les banques privées à leurs clients (les riches ont accès à des placements ayant un meilleur rapport rendement / risque, par exemple des obligations à haut rendement, mais ce n’est jamais du « sans risque »).
- Un placement financier n’est pas un actif intrinsèque. La rentabilité et le risque ne dépendent que des actifs sous-jacents. Si ceux-ci se dégradent, l’actif financier ne peut que se dégrader. La finance n’est pas magique; c’est un « passe-plat ». Il est possible de réduire le risque en le répartissant entre plusieurs actifs aux caractéristiques différentes ou en prenant une assurance basée sur son évolution mais pas d’en modifier le fondamental. Doubl’O, comme tous les produits financiers, n’est pas magique. Il repose sur un actif sous-jacent, des actions couplées avec une assurance contre la baisse des cours, et il ne peut donner que la performance de ce sur lequel il est assis. In fine, les actifs reposent toujours sur des activités productives. Voilà pourquoi, le meilleur placement à terme ce sont toujours les actions d’entreprise (mais pour le coup c’est une conclusion totalement anti-intuitive en ce moment).
- La gestion des actifs par un gestionnaire professionnel ne modifie pas le risque porté par le client. Cela n’empêchera l’actif de sombrer et quelque soit la profondeur de l’agrément et des fonds propres associés du gestionnaire, il ne sera jamais en capacité de couvrir l’impact pour ses clients. La finance ce n’est pas magique. Même les titres les plus opaques et les plus « managés » ne sont pas sans risque. Je fais référence ici au produit très spécifiquement français qu’est l’assurance-vie dont les gestionnaires peuvent provisionner et redistribuer les résultats à la fois dans le temps et au sein de leurs différents « portefeuilles » (normalement indépendants). Malgré ces possibilités exorbitantes (cf un précedent article sur la moralisation de l’assurance-vie), rien n’empêchera les rendements de l’assurance-vie de se réduire car c’est la tendance de leurs actifs sous-jacents. Aucun mécanisme financier, aussi sophistiqué soit-il ne peut circonscrire totalement le risque d’un actif sous-jacent.
- Il n’existe aucun actif sans risque. Là encore, cela était il y a peu encore totalement contre-intuitif mais la crise a ouvert les yeux des plus rétifs : les banques ne sont pas sans risque, les obligations souveraines ne sont pas sans risque (y compris les plus liquides), les titres monétaires ne sont pas sans risque.
C’est pourquoi, je pense que la doctrine actuelle de la réglementation, même si elle demeure globalement adapté ne doit pas être systématisée et surtout ne doit pas entraver les nécessaires efforts de transparence, de vérité et de pédagogie qui doivent être menés avec volontarisme à l’égard des clients.
Et, à mon avis, cela commence par la pédagogie dans les tribunaux pour les clients de Doubl’O.
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