Cela fait plusieurs fois qu’un de mes interlocuteurs me pose de manière impromptu la question « quelle est votre vision du futur de la banque ? » (de détail) . J’avais déjà écrit un précédent article et abordé le sujet dans diverses présentations mais cela mérite une nouvelle synthèse.
Je vais mettre de coté l’éternel point de l’adaptation du format et du dimensionnement du réseau qui n’est que la conséquence de l’adaptation de l’offre.
Le problème de fond est, quoiqu’on en dise, que les produits bancaires n’intéressent pas la majeure partie des clients. Il existe bien une part des clients (environ 10%) que j’ai qualifié de « budgetophile » dans une précédente présentation qui sont intéressé par un suivi détaillé de leurs dépenses, de même qu’il y a une part, partagée avec les lecteurs assidus du « Revenu français », qui ont une gestion dynamique de leurs placements mais la plupart des clients ont une structure budgétaire très simple et prévisible (salaire en fin de mois et dépenses étalées du montant reçu) et des stratégies de placement tout aussi simple (quelque soit le besoin, vous ressortirez invariablement avec un livret et une assurance-vie avec l’argument préféré des français de la carotte fiscale).
Quels sont les leviers reconstruire une offre bancaire plus attirante ?
Deux axes d’innovation me paraissent importants pour la définition de l’offre bancaire du futur :
- « Il faut sortir la banque de la banque » pour paraphraser les termes du COO d’une des plus grandes banques de détail française
- Aller plus en avant dans le monde numérique
Pour être plus précis, au delà de la métaphore :
- Les clients sont intéressés à ce qu’on leur procure des services, une valeur ajoutée dans leur vie de tous les jours de manière transparente (« ubiquitaire ») sans avoir à aller la chercher (aller dans une agence ou consulter et analyser son relevé bancaire) .
- Les clients sont dans une logique de scénario d’usage, de réponse immédiate et adaptée à des besoins ponctuels. C’est la logique introduite la recherche en question naturelle de Google (je tape mon besoin, j’obtiens le résultat) et par l’appstore d’Apple (pour chaque besoin correspond une application dans un contexte / scénario d’usage).
- Le monde numérique est en train de se développer et de s’insérer partout et à chaque situation physique correspond ou correspondra des données et des situations numériques. Les smartphones sont l’avant-garde de cette évolution qui permettent déjà de se localiser, de s’identifier, d’échanger des informations, de bénéficier d’offres ou de services à l’intérieur d’un magasin physique. D’autres dispositifs (lunettes « Google Glass », montres « Apple Watch », objets connectés, capteurs, « quantified self ») viendront les compléter demain. De même, de plus en plus de données et d’échanges s’effectuent de manière dématérialisée (déclaration d’impôt, factures EDF ou d’autres fournisseurs, – pour la carte d’identité numérique, il faudra attendre un peu les députés l’ont rejetée comme trop dangereuse – ). De plus en plus de données sont aussi produites et « révélées » par les utilisateurs dans ce monde numérique à travers les réseaux sociaux et l’ensemble des services de partage de données numériques (Facebook, Twitter, Youtube, Linkedin, Pinterest, Instagram…).
Par rapport à ce contexte, la situation des banques aujourd’hui :
- Les banques voient le compte bancaire comme une forteresse :
- Y entrer nécessite un effort conséquence (le contrôle de la connaissance client « Know Your Customer » à l’ouverture de compte)
- L’exploitation des données pour des services internes orientés utilisateurs en est complexe (malgré des initiatives telles que l’appstore CAStore au Crédit Agricole, les API d’Axa Banque ou l’appstore financier de Yodlee aux US)
- L’exploitation des données à destination de tiers est découragée (ce qui n’empêche pas les PFM de faire du « screen scraping » comme Yodlee aux US)
- L’intégration de données externes (par exemple un flux Facebook) y est aussi très complexe (à ma connaissance aucune banque n’intègre ne serait-ce que la photo de Facebook ou Linkedin, encore moins un flux dans le compte bancaire)
- L’évolution de la réglementation va inéluctablement ébranler cette position car :
- La lutte contre la fraude va vers une mutualisation des données de KYC inter-établissement (cf article sur l’application de la 3e Directive antiblanchiment)
- La nouvelle Directive sur les Services de Paiements (DSP2) va introduire l’obligation d’accès aux données des comptes pour les tiers mandatés par les clients (art. 58)
- Les banques détiennent aujourd’hui les données les plus complètes et les plus riches sur leurs clients mais elles ne les exploitent que très partiellement pour elles et pour leurs clients. Et cela alors que des acteurs disposant d’un potentiel de données bien moindre arrivent à développer des services à forte adoption et avec un potentiel de monétisation supérieur (Facebook, Foursquare, Google, Groupon (couponning), Square (paiement), Mint (PFM),…)
Comment aller vers cette cible ?
- Les banques doivent s’insérer dans les situations de consommation ou d’échange ou mettre à disposition leurs données pour enrichir ces situations via des services tiers et amener directement de la valeur aux clients finaux.
- Pour cela, il faut porter le compte bancaire dans les situations de mobilité et sur internet. C’est bien sûr le rôle du « porte-monnaie électronique » (wallet) qui s’embarque sur smartphone, tablette et ordinateur pour couvrir les situations en contexte physique et sur internet. Les banques voient souvent le wallet comme un concurrent du compte bancaire (parce que ceux qui l’ont développé initialement étaient des concurrents) mais ce n’est pas le cas. Il faut plutôt le voir comme le portage du compte bancaire dans des situations éloignés et « l’intégrateur » de nouveaux services divers et variés (notamment liés au paiement mais pas exclusivement). L’intérêt du wallet sur mobile est qu’il peut être toujours actif et interagir avec son environnement (geolocalisation, NFC, wifi, marketing push) et permettre de développer des services amont à l’acte d’achat/paiement et non plus seulement constater des paiements a posteriori.
- Et il faut se rendre à l’évidence, il est préférable de bâtir ces nouveaux services sur un wallet plutôt que d’essayer de les développer nativement dans le compte bancaire.
- La banque est réglementairement le référentiel de la connaissance client et une activité qui implique un partage de nombreuses informations de la part des clients (projets immobiliers, placements, achat d’équipement,…). Cette « fonction » n’admet aujourd’hui aucune « représentation » numérique. Il n’existe pas « d’espace de connaissance client » ou « d’espace partagé d’échange collaboratif » entre le client et le conseiller bancaire. La banque doit procurer une représentation numérique aux échanges qu’elle réalise avec ses clients et aux offres et produits qu’elle procure. Elle doit aussi se mettre en capacité d’accueillir des flux dématérialisés externes (par exemple des justificatifs numériques, des factures dématérialisées, des documents numériques envoyés par les clients). La banque est considérée comme légitime pour recevoir des informations même confidentielles, il est dommage qu’elle ne tire pas partie de cette avantage. De même, cela contribuerait aussi à rendre plus équilibrée et plus transparente la relation établie avec le client. Besoin qui est un des plus fondamental et des plus mal assuré par la banque actuelle (cf Quelle transparence pour la banque ? de C’est pas mon idée).
- Il est aussi nécessaire pour bâtir des nouveaux services à valeur ajoutée de croiser les données bancaires avec des données externes afin de créer des services orientés vers des problématiques utilisateurs (bénéficier de promotions / fidélité, acheter moins cher, mieux acheter un produit, être garanti au mieux, se voir conseiller une alternative, acheter en groupe, mieux « gérer son budget »,…). On parle ici de concepts comme « assistant shopping » ou « service achat personnel » ou « Timeline de projets ».
- Là encore, il est illusoire de construire ce type de dispositif sur les systèmes traditionnels des banques. Les caractéristiques de « données non structurées » (les flux d’information et d’interaction captées de multiples sources), de services temps réel (smartphone) et de volume de données exponentiels nécessitent une transition vers les technologies « big data » adoptées par nécessité par les nouveaux acteurs internet (Google, Facebook, Twitter).
Fidor Bank illustre l’exemple d’un compte bancaire « enrichi » avec :
- Un porte-monnaie électronique pour des transactions interpersonnelles
- Un compte or pour détenir un stock d’or
- Des comptes de monnaies virtuelles (bitcoin, second life,..)
- Un compte d’investissement en crowdfunding
Cette vision s’applique aussi au rôle plus traditionnel de « conseil » des banques. Aujourd’hui, les banques privilégient une exploitation en marketing de masse de leurs données clients déclinées en un nombre réduit de programmes plutôt qu’au bénéfice de services interactifs, en contact des clients et des informations et flux clients. Cela permettrait de faire « révéler » ou d’identifier des projets structurants de vie et de mieux détecter des événements structurants (par exemple l’obtention du bac d’un enfant qui peut déclencher des besoins de financement d’étude en France ou à l’étranger). Il existe de nombreux exemples de services de description et partage de projets : Fidelity Future Timeline, Planwise ainsi que des déclinaisons dans les applications Hello bank et Soon).
Contrôle et partage des données
Lorsque l’on évoque l’intégration de données externes par les clients avec les données bancaires, cela amène les points suivants :
- Pourquoi les clients partageraient-ils leurs données externes avec la banque ?
- Parce que cela leur procure un service à valeur ajoutée (coupon, fidélité, promotion, conseil,…) avec un lien logique et cohérent entre les données mises à disposition et le service rendu. Il ne faut pas oublier que les clients livrent déjà beaucoup de données à des services de type Facebook, Google et autres y compris des données sensibles (par exemple médicales avec des services tels que Sanoia ou Carenity) et ils livrent aussi déjà beaucoup d’informations « informelles » à leur conseiller bancaire.
- Il est très important que le client conserve le contrôle de des données qu’il met à disposition en terme de révocation, de visibilité des données (« auditabilité ») et d’exploitation qui en est faite (par exemple en affichant des indicateurs de l’exploitation faite des données).
- A l’inverse, il faut absolument éviter toute exploitation « cachée » des données et notamment leur utilisation à des fins discrétionnaires (comme l’attribution de prêt). Les données peuvent tout à fait être utilisées pour faire du scoring d’attribution de prêt mais il faut que le client :
- En soit informé
- Puisse consulter les résultats du scoring
- Puisse révoquer cette utilisation et que les résultats ne soient pas pris en compte.
- Les données du service sont-elles partagées dans les réseaux sociaux si elles viennent des réseaux sociaux ?
- Le caractère partagé des données externes utilisées n’a rien à voir avec le partage éventuel des données du service procuré par la banque.
- Les données externes peuvent provenir de Facebook (elles sont partagées par l’utilisateur avec une éventuelle application Facebook « banque » voire avec certaines restrictions sur les données) mais elles peuvent provenir aussi de toutes autres applications ou dispositif du smartphone.
- Le service rendu par la banque conserve pour son exploitation propre ces données dans la plupart des cas. Des possibilités de viralité ou de partage peuvent néanmoins être envisagées. Fidor sert par exemple un taux d’intérêt qui dépend du nombre de « like » Facebook (« like-zin-o-meter ») et incite à la viralité. Les logiques d’achat groupé (Friendsurance), de crowdfunding (par exemple le compte épargne partagé orienté projet de Smartypig ou Pelikam du Crédit Agricole) et de recommandation sociale (en communauté ouverte ou en cercle restreint prédéfini) conduisent à partager les données du service.
Articulation avec le réseau
Ces services doivent aussi être vus comme des opportunités commerciales et de contacts pour les conseillers clientèles. Les événements marquants ou les résultats produit par les services doivent permettre de mieux mailler la « timeline » de vie de l’utilisateur et lui conseiller / offrir la possibilité d’entrer en contact avec un conseiller. Le contact sera d’autant plus pertinent que l’événement déclencheur sera documenté et étayé (récupérable par le conseiller) et qu’il interviendra au moment parfaitement opportun.
Il est beaucoup plus efficace de s’appuyer sur ces dispositifs automatiques en self-service pour générer des opportunités sur événement plutôt que d’utiliser des méthodes de marketing de masse ou un démarchage par contact direct du conseiller bancaire (très couteux).
Freins à l’innovation dans la banque
On ne peut pas évoquer l’innovation dans la banque, sans devoir aborder les freins à l’innovation qui doivent être adressés :
- Frein culturel :
- La banque ressemble fondamentalement dans sa culture a une administration. C’est une obligation pour tout le monde d’ouvrir un compte si l’on veut avoir une vie sociale. Comme il est très difficile d’accéder au statut de banque, que la population des clients est très importante pour un nombre réduit d’établissements et que les clients changent peu de banque, le paysage concurrentiel n’apparaît pas très dynamique (il suffit d’être dans la moyenne du marché). C’est aussi un marché très réglementé dans lequel la réglementation évolue souvent. Cela pourrait être un facteur d’évolution positive mais, dans les faits, on s’aperçoit que les députés ne sont pas très à l’écoute des besoins des clients et que cela est plutôt un facteur de calcification. Au final, la pression de la concurrence, le seul vrai levier d’innovation, est faible.
- Frein opérationnel :
- Pendant longtemps, l’innovation a été considérée comme un placard et comme un sujet de communication (mais pas de réalisation) dans la banque. Cet état a plutôt évolué et les banques semblent considérer l’innovation comme un « réel » levier d’amélioration. A tel point que des hauts potentiels y ont même parfois été nommés. Ce qui ne veut pas dire que réflexes antérieurs n’y subsistent pas.
- Il règne aussi parfois une forme d’autosatisfaction car les banques considèrent qu’elles ont déjà beaucoup « fait » avec Bâle 2, la rationalisation de leurs usines de back-office, le développement de l’accès internet et les applications smartphone et maintenant tablette, l’articulation multi-canaux téléphone / web / agence, la réinvention marketing de la relation client (Caisse d’Epargne, Crédit Agricole, BNPParibas notamment), les (timides) nouveaux formats d’agence, l’utilisation du mail dans les échanges avec les clients, etc…
- Les banques ont aussi « un vrai business » à gérer et sont aussi à l’affût des retours négatifs et des échecs de l’innovation pour en temporiser la généralisation (pour amortir plus longtemps les modèles traditionnels), par exemple, la faible adoption des wallets, la faible proportion des utilisateurs avancés des PFM ou les difficultés de monétisation des nouveaux moyens de paiement (sans nécessairement s’interroger sur les causes exactes).
- Frein des systèmes d’information
- Les banques sont fondamentalement une activité à forte intensité de systèmes d’information avec une grande variété de systèmes installés dont des systèmes anciens (legacy) et un ecosystème très riches (systèmes de compensation, échange de messages,…). La prise en compte des évolutions réglementaires (qui ne génèrent aucun bénéfice client) y absorbe plus de 50% des ressources. Les projets ont des délais de livraison minimum habituel de 18 mois (l’équivalent du rayonnement fossile en astronomie, on observe les projets qui ont été lancés dans le passé et dont les objectifs ont pu significativement évoluer dans le présent).
- Dans ce contexte, il n’est pas possible de faire évoluer les systèmes natifs pour leur adjoindre des services complémentaires. Il est plus facile de « réencapsuler » les systèmes avec des nouveaux développements utilisant de nouvelles technologies et des cycles plus courts.
Cet article est disponible en téléchargement en pdf (cliquez ici).
@Nextbanq
Il n’y a aucune interdiction réglementaire formelle à exploiter les données y compris avec des tiers. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contraintes. Il y en a et elles doivent être couvertes et contrôlées (CNIL, confidentialité des données bancaires, contrôles des tiers, information clients, etc…). Comme disent les anglo-saxon « regulation is an issue but not a problem ».
Pourquoi ce trèsor n’est-il pas exploité ?
D’abord parce les services de conformité des banques n’ont pas investi le sujet et qu’elle s’en tiennent au traditionnel réflexe juridique « si c’est complexe, c’est interdit »
Ensuite parce que ces informations sont dans des entrepôts de données peu accessibles parce qu’ils ont été construit il y a très longtemps, sont mal alimentés et encore plus difficile à en faire ressortir l’information. Les banques ne sont pas les seules dans cette situation, c’est le cas aussi de la grande distribution.
Enfin parce que cela nécessite un nouveau marketing qui n’existe pas, ou alors de manière très émergente, dans les banques.
Article très intéressant et très complet. Une question : aujourd’hui les banques ont-elles le droit d’innover, par exemple en utilisant les données clients pour recommander des services tiers, à la manière de Facebook ou Google, ou bien celles-ci sont également dépendantes de l’évolution du cadre legislatif à ce niveau ? Parce qu’il est tout de même étonnant qu’en ayant un tel trésor de guerre à leur portée, celles-ci ne soit pas plus pro-actives…