La fin du mail dans "l’architecture" de la productivité collaborative

Le thème de la fin du mail est revenu sur le devant de la scène avec l’annonce de Thierry Breton de sa suppression programmée chez Atos dans les 3 ans remplacé par des outils collaboratifs et de Réseau Sociaux d’Entreprise (RSE).

C’est aussi l’accroche des fournisseurs de solution de collaboration et de socialisation d’entreprise qui proclament leur objectif de remplacer le mail (voir « L’e-mail est mort…quelle alternative aujourd’hui ? » selon Damien Douani de Blue Kiwi).

 

Mais, au-delà du pitch accrocheur, parle t-on vraiment de la même chose ?

Il y certes des zones de substitution mais fondamentalement le mail et les solutions collaboratives et de socialisation d’entreprise sont de natures différentes.

  • Le mail est avant tout un media, non structuré, ouvert, non contraignant d’adoption facile et d’usages multiples mais à la productivité parfois aléatoire.
  • Les solutions de collaboration et de socialisation d’entreprise sont des solutions plus structurées, moins ouvertes, moins facile d’adoption, pour des usages plus spécialisés mais beaucoup plus productives et beaucoup mieux intégrables dans les processus de gestion des ressources d’entreprise.

A partir de là, certains constats s’imposent :

  • Dans un monde d’explosion du volume des flux et interactions, les solutions plus spécialisées de collaboration et socialisation ont vocation à se substituer à des usages génériques moins productifs réalisés via mail.
  • Les solutions spécialisées de collaboration et socialisation ne peuvent que s’épuiser à vouloir essayer de couvrir l’ensemble des usages du mails eu égard à leur diversité et leur « plasticité ».
  • Les solutions collaboratives et de socialisation sont elles-mêmes « le mail » d’autres solutions encore plus spécialisées (et encore plus productives) notamment sur des processus métier d’entreprise ou des domaines d’expertise plus spécialisés (Gestion de projet, Kanban, Six Sigma, Qualité, Processus RH,…) voire encore plus verticalisées et sectorialisées (gestion du processus d’innovation dans l’industrie pharmaceutique,…) . Solutions qui elles-mêmes nécessitent des conditions de taille critique ou de spécificité pour s’imposer pareillement.

Il est ainsi très bénéfique que certains usages sortent du mail :

  • Les mails de diffusion (blagues, bons plans, liens,…) mais aussi d’informations génériques disparaissent au profit des flux à la Twitter, Facebook ou RSE (Réseaux Sociaux d’Entreprise)
  • Les questions posées par mail à tout le monde disparaissent au bénéfice des groupes de discussion des réseaux sociaux ou de services spécialisés de Questions/Réponses (Quora,…), voire de services de votes / Questionnaires,…
  • Les mails manuels d’organisation de réunion disparaissent au profit de l’organisation directe des réunion dans des agendas partagés
  • Les mails « ping pong » de discussion disparaissent au profit de la messagerie instantanée ou des chats des réseaux sociaux (il y a encore à faire maintenant qu’il y a des modes « conversationnels » dans les outils de messagerie).
  • La création et le partage de document au sein d’un groupe remplace les innombrables échanges de mails au profit d’espaces documentaires partagés.
  • Le partage et la mise à jour d’information faiblement structurées (listes, compte-rendus, procédures, plannings, etc…) au sein d’un groupe sont efficacement remplacés par des outils d’édition collaborative (de type Google Apps)

 

Quelles sont les activités qui restent malgré tout du domaine du mail ?

Même les éditeurs de solutions de collaboration et de socialisation prônent la conservation du mail pour certaines fonctionnalités, comme l’explique Damien Douani de Blue Kiwi :

  • Transition :
    • Toutes les activités collaboratives ne seront pas portées d’un bloc vers les outils collaboratifs et de socialisation. Cela se fera progressivement et il est nécessaire durant cette période de transition de maintenir le mail pour ces activités « non encore intégrées ». On peut inclure dans cette catégorie les populations fortement habituées au mail et les usages « résiduels » (comme contacter quelqu’un qui n’est pas dans le RSE de l’entreprise).
  • Notification :
    • Le mail constitue le service universel de notification. Son rôle se réduirait alors à prévenir les utilisateurs et leur donner un lien pour aller agir dans le RSE de l’entreprise (fonction largement utilisée par les Facebook, Linkedin, Viadeo et consors).
  • Saisie en mode dégradée (en mobilité) :
    • Ce point est plus novateur, le mail permettrait non seulement d’être notifié mais aussi de réagir avec une gamme de fonctionnalités réduites et simplifiées directement à partir du mail (par exemple en envoyant un contenu, un commentaire, …). Cette fonction d’interaction par le mail donne au RSE une ubiquité sur tous les devices (smartphone, tablette, TV,surfaces tactiles…) puisque tout ceux-ci intègrent un mail. J’ajouterai que cette fonction permet aussi, par extension :
      • de toucher des populations plus faiblement habituées à l’usage d’outil collaboratif (y compris sur PC traditionnel)
      • de fournir une interface simplifiée pour une gamme d’opérations plus réduite (y compris pour les knowledges workers qui peuvent vouloir interagir via une interface simplifiée pour certaines opération).

Les autres aspects pour lesquels le mail conserve son importance apparaissent en creux par rapport aux insuffisances actuelles des outils de collaboration et de socialisation.

  • L’universalité :
    • La possibilité de contacter et d’échanger avec des personnes qui ne sont pas pré-référencées dans le réseau social (il en existera toujours). C’est le problème essentiel des réseaux sociaux d’entreprise ou grand public (et cela explique que Facebook ait rajouté un webmail à son service – il faut d’ailleurs toujours un mail pour s’inscrire sur Facebook)
  • La conservation de son capital relationnel et informationnel :
    • Dans son mail on peut stocker et retrouver des informations
    • On peut aussi conserver et emporter ses fichiers archives de mail (avec Outlook ou Notes) ou rerouter ses mails sur différents destinations (un smartphone ou une autre messagerie personnelle en ligne).
    • Ce qui est très pratique pour conserver son capital relationnel et informationnel lorsque l’on quitte une entreprise pour une autre mais qui crée des risques de fuite d’information et de respect de la confidentialité pour l’entreprise.
  • Le contrôle et la traçabilité de la délivrabilité des messages :
    • Fonction un peu oubliée dans un monde de flux constamment renouvelés mais qui a une importance essentielle dans beaucoup d’échanges d’entreprise.

On s’aperçoit donc que la substitution ou l’extinction du mail n’est pas aussi simple que cela. Les études d’usage conduisent d’ailleurs plutôt à constater un empilement des outils et des usages (« la théorie du millefeuille » comme la décrit Michel Kalika).

 

“L’architecture » globale de la productivité collaborative

Il faut donc considérer « l’architecture » globale de la productivité collaborative pour déterminer comment se positionnent les différents usages et outils.

  • A la base, il y a des actions élémentaires : communiquer, partager un document, planifier une réunion, publier ou rechercher une information, relevant de processus individuels ou au sein de groupes réduits ou informels
  • Au dessus, se trouvent des cas d’usage de processus non structurés impliquant des groupes formels : gérer un projet, une initiative, un dossier, organiser un évènement, faire une proposition commerciale, développer et animer des groupes d’échange dans l’entreprise, identifier et mobiliser des expertises.
  • Au sommet, se situent les processus structurés d’entreprise : Gérer l’innovation dans une entreprise pharmaceutique, gérer processus qualité, Six Sigma, …

A cette segmentation, on peut faire correspondre des outils :

  • Des services élémentaires (communication : mail, messagerie instantanée, espace de partage documentaire, agenda partagé, portail,…)
  • Des applications plus spécialisées avec une couverture fonctionnelle accrue et intégrant des scénarios d’usage plus complet : Réseau Sociaux d’Entreprise (RSE), Entreprise Social Software (terminologie Gartner),..
  • Des applications d’entreprise de type ERP (Enterprise Resources Planing) gérant des processus structurés d’entreprise plus ou moins verticalisées et sectorialisées.

La mise en correspondance entre les usages et les outils suit alors des règles comme suit :

  • Les processus d’entreprise sont facilement couverts par des applications d’entreprise puisque celles-ci sont censées leur procurer des gains en productivité. Et même si ce n’était pas le cas, il n’est généralement pas possible de réaliser son activité sans leur recours (le meilleur exemple est le CRM dont l’utilisation n’est jamais vraiment appréciée par les commerciaux). Il n’y a donc guère de problématique d’adoption ou d’encouragement à l’usage. Remarquons que tous les processus structurés d’entreprise ne sont pas couvert par des outils spécialisés. Les processus RH par exemple sont encore souvent documentaires.
  • Les processus non structurés ne bénéficient pas de la même incitation à l’adoption. L’utilisation des outils doit donc reposer sur un besoin de productivité. La non utilisation des outils (gestion « manuelle » ou en s’appuyant uniquement sur des services élémentaires (de type mail) doit générer des pertes importantes de temps et des « peines » récurrentes (fichier non à jour, information introuvable ou non diffusée,…) pour en faciliter l’adoption.
  • Les actions élémentaires ont alors vocation à contribuer à des processus structurés qui les « mettent en musique » (je partage un fichier dans le cadre de la gestion d’un projet à destination d’un groupe constitué par exemple). Les services élémentaires (mail, IM,..) sont alors utilisés dans le cadre d’usage qui leur est défini et pour couvrir certain « processus résiduels » non couverts par les outils de collaboration et de socialisation.

Ce schéma très simple doit être aménagé et complété :

  • Aujourd’hui, on attend de tous les employés, quelque soit leur niveau, qu’ils participent à des activités collaboratives et de socialisation. Mais alors que pour certains (les « Knowledge workers »), il s’agit de leur activité principale, pour d’autres (les « Task workers »), il s’agit d’une activité secondaire réalisée avec une fréquence faible et non obligatoire (s’informer, se former, faire remonter de l’information, participer à une initiative, suivre l’avancement d’indicateur par exemple). La facilité d’accès et d’adoption aux outils de collaboration est donc ici déterminante. On comprend donc que certaines personnes « font tout » dans leur messagerie (y compris stocker des documents et des notes).
  • Certains processus structurés d’entreprise dont la fréquence est faible (gestion des formations ou des évaluations au sein d’une équipe réalisé une fois par an par exemple) posent les mêmes problèmes d’adoption. Ils ne sont pas forcement outillés ou peuvent être réalisés de manière alternative (en « papier ») et sont souvent considérés comme « périphériques » par rapport aux activités courantes et cela à la fois par les Knowledge et les Task workers.
  • Le mode de consommation va aussi influer : un smartphone, une tablette ou un écran interactif ne vont pas pouvoir proposer les mêmes scénarios d’usage qu’un PC que ce soit pour un knowledge worker (qui pourra disposer d’un PC pour des scénarios d’usage riches et d’un smartphone et d’une tablette pour des scénarios d’usage plus réduits ou dédiés via un mail ou une application sur device) ou pour un Task worker (qui pourra n’avoir qu’une tablette par exemple).
  • Les différents niveaux applicatifs peuvent s’articuler les uns avec les autres. Une application d’entreprise peut envoyer une notification par mail ou voir ses événements captés dans un flux d’information (feeds) d’un Réseau Social d’Entreprise. De même un RSE peut notifier par mail ses membres. Il est aussi envisageable qu’une gamme réduites d’interaction puisse se réaliser uniquement par mail (approbation, commentaire, check-in via des boutons insérés dans un mail voire envoi de contenu sur un RSS à l’exemple de la création d’un nouveau contact par envoi d’un mail comme réalisé par exemple par le CRM Highrise).

Au final, dans cette architecture de la productivité collaborative, le mail n’a pas vocation à disparaitre mais à s’intégrer dans une gamme de scénarios d’usage qui mixent à la fois le niveau de maturité du processus d’entreprise et les types de populations / situations d’utilisation.

L’objectif ne devrait donc pas être de tuer le mail mais de réarranger le millefeuille.

 

L’estompement des frontières personnelle / entreprise et interne / externe de l’entreprise

Il y a deux autres raisons sur lesquelles je vais revenir pour lesquelles le mail conserve une importance (ou que les solutions de collaboration et de socialisation d’entreprise sont encore insuffisantes selon le point de vue que l’on adopte) :

  • La gestion personnelle de son capital informationnel et relationnel
  • L’universalité du mail et son ouverture à l’extérieur de l’entreprise.

Ces points doivent être mis en relation avec :

  • L’estompement des frontières personnelle / entreprise
  • L’estompement des frontières entre interne / externe de l’entreprise.

 

L’estompement des frontières personnelle / entreprise prend des aspects traditionnels comme :

  • Interpénétration des temps et des usages professionnels et personnels (on répond à des sollicitations professionnelles de chez soi et on réalise des activités personnelles au bureau)
  • Consumérisation des outils professionnels (on utilise les mêmes outils ou des outils similaires chez soi et au bureau. Ce qui va jusqu’au « BYOC » (Bring Your Own Computer)
  • Développement du « Do it yourself » (consommation à la carte) dans la gestion de leurs activités (gestion du temps, processus administratif et RH, etc.. )

Mais elle prend aussi un autre aspect qui est l’implication et l’initiative laissée aux individus pour développer leur « valeur » et utiliser celle-ci dans l’intérêt de l’entreprise : s’informer, se former, développer son réseau relationnel dans et à l’extérieur de l’entreprise, représenter l’entreprise à l’extérieur, innover, contribuer, développer son expertise, etc… Il n’y a pas de modèle prescriptif de la performance ou de la productivité collaborative et l’entreprise ne peut qu’inciter ses employés la développer par eux-mêmes. Cela nécessite d’abord un travail personnel de développement de son capital informationnel et relationnel.

La conservation et la récupération de ce capital informationnel et relationnel de la personne n’est pas pris en compte par les outils de collaboration et de socialisation : Que se passe t-il quand une personne quitte l’entreprise ? Il abandonne son capital relationnel et intellectuel ? Y compris lorsqu’il s’agit de contact ou d’éléments externes à l’entreprise ?

C’est pour ces raisons que lorsque l’on parle de réseaux sociaux en entreprise, on parle souvent plutôt de l’utilisation des réseaux sociaux externes (Linkedin, Facebook, Quora,…) en entreprise que du réseau social de l’entreprise (RSS) (cf article de Bertrand Duperrin)

 

L’estompement des frontières entre interne / externe de l’entreprise est tiré par plusieurs phénomènes :

  • L’externalisation, l’outsourcing voire le crowdsourcing  des activités qui conduit des personnes extérieures à être intimement associées à l’activité de l’entreprise. Le développement des services de mutualisation sur internet contribue ainsi à cette tendance :
    • Les commerciaux partagent leurs contacts avec Jigsaw (racheté par Salesforce) ou Vaderama.
    • La R&D et l’innovation est externalisée (Innocentive, IdeaConnection)
    • La co-création, les test produits et le support sont réalisés par des communautés clients (IdeaScale, Get Satisfaction)
    • Les prestataires ou les expertises sont sourcées (eLance, Amazon Mechanical Turk, expertplanet)
  • La sortie des référentiels de données de l’entreprise (voir mon précédent billet sur le sujet) :
    • Les CV et les profils RH sont sur Linkedin ou Viadeo.
    • Les contacts sont partagés avec Plaxo.
    • Les présentations sont partagées sur Slideshare.
    • Les demandent d’expertise se retrouvent sur Linkedin ou sur Quora.
    • Les documents sont partagés avec Google Docs ou Box.net.
    • L’information entrante est sur les lecteurs de flux RSS (Google Reader, Netvibes), Twitter, Delicious (bookmark), etc.
    • Le service client est sur Twitter
  • Le développement du Software As A Service et du Cloud computing qui sortent les applications et les données de l’entreprise.

Les outils de collaboration et de socialisation sont encore très centrés sur l’entreprise, voire étendue à un extranet, mais ne gèrent qu’imparfaitement l’interpénétration d’acteurs externes.

 

Pour répondre à ces besoins, soit les réseaux sociaux globaux comme Linkedin ouvrent des groupes privés d’entreprise (comme Yammer l’a fait pour Twitter), soit les réseaux sociaux d’entreprise ouvrent des ponts (des APIs) vers les services externes (Linkedin, Quora).

Et tout deux devront continuer à progresser sur la maitrise des données personnelles (« privacy », domaine dans lequel Facebook confronté aux challenges les plus importants a beaucoup progressé) et à l’accessibilité des données (là encore Facebook avec oAuth et FaceBook Connect montre la voie).

Le plus intéressant à observer à mon avis est néanmoins ce que peut faire un acteur comme Salesforce qui possède à la fois les couches d’application d’entreprise avec la base des utilisateurs, de réseau social d’entreprise (Chatter), de base de contacts partagés (Jigsaw), d’intégration de la messagerie (intégration Gmail). Il ne lui manque plus que d’ouvrir un réseau social ouvert (type Linkedin) qui pré-référencerait l’ensemble des utilisateurs Salesforces pour obtenir une architecture presque complète et intégrée.

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