Le sujet est identifié depuis longtemps et la plupart des banques centrales mènent des expérimentations ou envisagent même des déploiements de Monnaies Digitales de Banque Centrale (MDBC) comme la Suède ou la Chine. L’annonce de la concurrence du futur Libra de Facebook a d’ailleurs stimulé les initiatives.
La Banque de France n’est pas en reste avec sa propre initiative menée avec des partenaires dont notamment la Société Générale mais dont le périmètre est moins ambitieux car réduit aux échanges de gros alors que le vrai sujet est la monnaie de détails (de retail) (MDBC BdF 1 et MDBC BdF 2).
On peut se demander comme le rapporte Patrice Bernard de l’analyse de la banque centrale australienne « une monnaie digitale de banque centrale, pour quoi faire ? » puisque l’on dispose déjà de nombreux moyens de paiement digitaux. C’est aussi en filigrane l’analyse de la Banque de France et sa décision de se limiter à la monnaie de gros uniquement échangée entre acteurs institutionnels – qui disposent pourtant eux aussi déjà d’une palette d’instruments d’échange TARGET2 et EURO1 –
Je poserai la question dans l’autre sens : pourquoi cela n’existe-t-il pas déjà ?
Le corollaire logique de cette question est : les autres moyens de paiement digitaux déjà existant sont-ils en capacité de couvrir les cas d’usage aujourd’hui couvert par la monnaie fiduciaire (pièces et billets) ?
Contrairement à ce que laisse penser le gouverneur de la banque centrale australienne, ma réponse est très clairement négative sur ce point.
Business case
Sur l’utilité sociale et le « business case » de la MDBC, il n’y a pas besoin par ailleurs d’aller bien loin. Le système actuel de monnaie physique génère des couts très importants de fabrication et transports des pièces et des billets, puis de distribution – notamment les très couteux Distributeur Automatique de Billet (DAB) – et enfin de collecte sans compter les couts de manipulation chez les commerçants et cela sans mentionner les risques de vols, perte ou fraude. Ces coûts sont répercutés indirectement sur les clients à travers les coûts de remise commerçants. Sans compter que la disponibilité physique des espèces commence à devenir un problème du fait du resserrement des réseaux bancaires et des DAB et cela malgré l’ouverture de celle-ci aux commerçants comme aux USA.
Moyens de paiement existants
Revenons d’abord sur la nature monétaire des moyens de paiement digitaux existants ainsi que de la monnaie scripturale et des instruments de paiement associés des banques commerciales (carte, virement, prélèvement) – qui sont eux-mêmes digitaux même s’ils ne sont pas « digital native ».
Quand vous utilisez un moyen de paiement numériques comme un compte Paypal ou Lydia pour payer quelqu’un, vous payez avec une « monnaie » qui est une créance Paypal ou Lydia créditée sur un autre compte Paypal ou Lydia. Paypal et Lydia garantissent la valeur de cette créance qui circule en étant eux-mêmes adossés à des comptes de cantonnement dans des établissements bancaires avec une égalité entre les montants des créances circulants et les montants de monnaie cantonnés.
Ce cas de figure n’est pas très parlant car les instruments de paiement numériques, les wallets de type Paypal ou Lydia, ne se sont pas développés pour devenir des alternatives réelles des instruments de paiement classiques des banques (vous ne pouvez généralement pas réaliser directement des achats avec un compte Paypal ou Lydia dans un magasin physique vers le compte Lydia ou Paypal du commerçant). Le schéma le plus courant est de faire fonctionner le wallet au dessus d’un compte bancaire avec des virements ou au dessus d’une carte de paiement. Les différents wallets sont par ailleurs incompatibles entre eux (on ne peut pas payer vers un compte Paypal à partir d’un compte Lydia en direct). Par contre si on considère des écosystèmes comme Alipay, WeChat Pay ou le futur Libra, ils présentent des tailles critiques leurs permettant de couvrir les échanges entre l’ensemble des acteurs.
Quand vous êtes dans une banque commerciale, c’est le même principe. Le solde de votre compte et les paiements que vous réalisez sont des « créances » de cette banque vers les autres banques. La encore, cela est difficile à matérialiser car au final, cette monnaie banque commerciale est totalement fongible en euro avec celle de toutes les autres banques commerciales. Cet état de fait était plus palpable aux USA entre 1793 et 1929 car chaque banque émettait alors ses propres billets en dollars à l’effigie de chaque banque.
La grande différence des banques avec les wallets, c’est qu’elles peuvent créer de la monnaie et émettre à crédit plus de créances qu’elles n’en n’ont en dépôt. Même si cette capacité est encadrée par des règles et des ratios prudentiels, cela crée néanmoins des différences dans la confiance que l’on peut accorder à la stabilité de valeur de la monnaie conservée dans leurs comptes.
La monnaie scripturale – celle de votre compte bancaire – a aussi un autre inconvénient qui est de ne pas être directement accessible et utilisable. Elle nécessite de transiter par des instruments de paiement (chèque, virement, carte bancaire,…) avec leurs propres contextes et contraintes d’utilisation.
Les banques commerciales compensent ensuite entre elles les transactions réalisées par leurs clients de détail. Le solde global des compensations est ensuite échangé entre les comptes des banques auprès de la banque centrale sur le marché de gros de la monnaie banque centrale. Celle-ci ne peut donc circuler qu’en circuit fermé entre les banques.
Au final, le caractère digital de ces monnaies ne supplante pas les contraintes liées à la multiplicités des instruments monétaires utilisés ni à l’hétérogénéité de la nature des acteurs qui les opèrent – et du niveau de confiance que l’on peut accorder à leurs « créances ».
Sur les caractéristiques clés associées à la monnaie fiduciaire, pratiquement aucune n’est satisfaite par les moyens de paiement digitaux actuels :
- Facilité d’usage et inclusion (accessibilité) à l’ensemble de la population
- Universalité (capacité de la transmettre à n’importe qui – y compris un chien ou un robot)
- Instantanéité de transfert
- Absence de risque et de friction du transfert (compensation, illiquidité, blocage technique…)
- Garantie de valeur
- Anonymité
Donc oui la Monnaie Digitale de Banque Centrale c’est bien quelque chose de nouveau qui n’existe pas et qui adresse des cas d’usage non couverts.
Mise en œuvre de MDBC
Au vu de la liste des caractéristiques attendues, une question pertinente à se poser est celle de la faisabilité technologique des MDBC ou de la forme qu’elles prendraient (c’est-à-dire quelles caractéristiques seraient sacrifiées).
C’est à mon avis la question la plus intéressante sur le sujet ainsi que celle des impacts sur le système financier global que nous verrons à la suite.
Comment technologiquement peut-on mettre en place une MDBC ?
En premier lieu, quels composants sont nécessaires ?
- Un registre des fonds
- Un mécanisme d’accès, de transfert et de réception des fonds
- Un système de distribution
Il y a deux options possibles pour le registre :
- Un registre de « coupures »
- Un registre de comptes
Le registre de « coupures » réplique exactement le fonctionnement des pièces et billets actuels en les remplaçant par des jumeaux numériques. A tout instant une coupure d’un montant fixé est associée à un dispositif digital de stockage et peut être transférée à un autre dispositif de stockage. L’existence du registre est nécessaire pour s’affranchir des dispositifs de stockage et de transfert qui peuvent être multiples et contrôler la fraude. Pour s’affranchir totalement d’un registre, il faudrait sceller le dispositif digital autonome de stockage et d’échange des fonds. Ce qui reviendrait à faire distribuer des cartes à puces par la banque centrale en lieu des billets et ne constituerait pas un progrès sans compter l’inévitable fraude qui deviendrait beaucoup plus compliquée à poursuivre. Le registre de « coupures » présente aussi un problème de faisabilité technologique du fait des volumétries impliquées. Pour les seuls billets de 50 €, il y a 10 milliards de coupures en circulation en Europe.
Le registre de compte associe à chaque personne, physique ou morale, un compte avec le montant détenu des fonds en MDBC. Il serait aussi envisageable de créer des sous-comptes ou des comptes délégués lorsque des fonds sont confiés à des tiers ou à des entités tierces (par exemple un chien, un robot ou une auto). Le registre de compte permet de s’abstraire des dispositifs physiques ou digitaux de stockage, transfert et de réception des fonds (une application mobile, un site web, une carte à puce, un bracelet « wearable », un assistant vocal,…).
Le registre peut être synchronisé en ligne ou fonctionner off line avec émission de tokens « redeemable » (désactivés après utilisation) ou combiner les deux modalités.
Une variation des registres de « coupures » et de comptes serait un registre de comptes des porte-monnaies de MDBC c’est-à-dire des dispositifs techniques et digitaux de stockage, transfert et réception des fonds indépendamment de leur porteur. Ce qui semble facilement appréhendable en physique (on détient le porte-monnaie indépendamment de tout rattachement individuel), se révèle beaucoup plus complexe en digital car la simple notion de « détention » ou de « possession » dans le monde virtuel est difficilement envisageable sans être rattaché à un contrôle d’accès – et donc au final à un compte. Cela est d’autant plus vrai si l’on veut s’abstraire d’un mécanisme d’authentification (tel un mot de passe) qui doit logiquement être attaché au dispositif technique ou digital de support. Par exemple, si vous portez un bracelet de paiement, vous ne pouvez pas solliciter un mot de passe à son utilisation.
A ce stade, la nature du registre, qui pourtant alimente l’essentiel des discussions, apparait secondaire que ce soit :
- Un registre centralisé
- Un registre décentralisé de type « Distributed Ledger Technology » similaire à celui du bitcoin ou de Ethereum (la banque centrale pouvant développer sa propre technologie DLT)
Le registre centralisé apparait comme le plus probable du fait d’une meilleure capacité de supervision et d’une meilleure scalabilité par rapport aux technologies DLT car il ne faut pas oublier que la MDBC doit se déployer dès le premier instant à l’ensemble des citoyens. Cela représente des dizaines à des centaines de millions de comptes à initialiser au démarrage indépendamment des dispositifs qui iront les solliciter.
Je fais là un présupposé important d’autonomisation de l’infrastructure et de la distribution. Je ne pense pas qu’il n’y aura qu’une seule forme de dispositif de stockage, transfert et réception des MDBC. Il n’y aura pas, par exemple, « l’application mobile de MDBC de la BCE » téléchargée et utilisée par tous les citoyens. Il est illusoire de croire qu’un seul dispositif correspondra à la multiplicité des contextes et cas d’usage et qu’une seule institution sera en capacité d’assurer la distribution de cette application à l’ensemble de la population.
Cela a un double impact essentiel :
- Techniquement cela conduit à séparer l’infrastructure de comptes unique opérée par la banque centrale des dispositifs de stockage, transfert et réception multiples développés, distribués et supportés par des acteurs multiples (banques, établissement de paiement, processeurs). Charge à la banque centrale de mettre à disposition des API et des SDK pour accéder à son infrastructure.
- Organisationnellement cela conduit à séparer le rôle de teneur de comptes, tenu par la banque centrale, de celui de distributeur ayant en charge la relation client, l’identification, la remise des dispositifs de stockage, transfert et réception de MDBC (pouvant être intégrés dans leurs propres applications) et la gestion des opérations et incidents.
Dans cette configuration, le complétude des caractéristiques attendues est à peu près assurée
- La Facilité d’usage et l’inclusion (accessibilité) à l’ensemble de la population est apportée par la diversité des dispositifs rendus possibles.
- L’Universalité (capacité de la transmettre à n’importe qui) est garantie par l’initialisation au démarrage des comptes pour l’ensemble de la population qui rend possible de joindre et réaliser un échange de MDBC par n’importe quel individu de la population et par la suite d’étendre cette joignabilité à d’autres entités si nécessaires (chien, robot, auto)
- L’Instantanéité de transfert est déjà atteinte avec le Paiement Instantané sur les systèmes de paiement actuels
- L’Absence de risque et de friction du transfert (compensation, illiquidité, blocage technique…) est assuré par la centralité de la tenue de compte, le caractère temps réel des échanges et la nature de la banque centrale qui l’abstrait du risque de liquidité. Néanmoins, sur cette caractéristiques, il faut s’attendre, du fait du recours à des dispositifs techniques, a régresser en terme de qualité de service par rapport à la monnaie fiduciaire.
- La Garantie de valeur est assurée par la centralité et le contrôle afférent exercé par la banque centrale
- L’Anonymité régressera nécessairement en terme de niveau. Cependant, il faut distinguer :
- La non anonymité réglementaire qui pousse à une connaissance de plus en plus poussée du client (Know Your Customer) et de contrôle de ses opérations (Know Your Business). Le régulateur pousse à un contrôle de plus en plus poussé des instruments et opérations digitales et cela conduit à l’impossibilité de les substituer aux instruments historiques qui ont été crée dans un contexte qui s’affranchissait de ces contraintes. Aujourd’hui une startup créerait un nouveau produit comme le chèque, cela lui serait interdit. Un contexte réglementaire spécifique doit donc être adopté pour la MDBC afin de l’abstraire de ces contraintes « anti-fiduciaires ». Ce qui n’exclut pas de lui appliquer les règles fiduciaires (interdiction des paiements de plus de 1000 €)
- La non anonymité technique qui découle qu’une identification et un contrôle d’accès sont nécessaires dans le monde digital. Par contre, cela n’implique pas nécessairement un identifiant, mot de passe. Cela peut se reposer sur l’identification du dispositif sous-jacent (la reconnaissance vocale par un assistant vocal) ou un fonctionnement par contrôle seuil (comme le paiement sans contact en magasin) ou par pré-chargement (comme les paiements par bracelet ou badge dans les festivals)
En conclusion, on a des cas d’usage non couverts, un business case et une faisabilité technologique et organisationnelle satisfaisante par rapport aux caractéristiques actuelles attendues. Pourquoi tant d’attentisme alors ?
Impacts des MDBC
Une autre question intéressante est celle des impacts sur le système financier global de la mise en place d’une MDBC.
Ce qui amène cette question, c’est le sujet de la capacité d’intervention et plus particulièrement d’injection de monnaie de la banque centrale dans les circuits économiques.
Actuellement la banque centrale ne peut injecter de la monnaie que via le canal des banques commerciales – avec l’effet tunnel de leurs contraintes et intérêts propres – ou par des interventions encadrées sur le marché. Et elle a atteint les limites de ses capacités d’intervention.
Une capacité d’injection plus directe dans l’économie permettrait d’étendre sa panoplie et les MDBC sont vue comme permettant de faire de la « monnaie hélicoptère » c’est-à-dire de distribuer directement de la monnaie aux acteurs de l’économie (comme si on leur jetait par hélicoptère). On n’est pas loin de ce qu’a fait le gouvernement américain en envoyant un « chèque » de 1200$ à chaque américain.
Ce qu’il faut garder en tête, c’est que si le gouvernement américain en a été réduit à cette « extrémité » c’est que lui non plus, il ne disposait pas des instruments budgétaires adaptés pour injecter de l’argent là ou le soutien était nécessaire. Cette problématique est beaucoup moins aigue en France et en Europe qui disposent de systèmes sociaux et de programmes budgétaires plus développés et mieux couvrants.
Une autre question que l’on se pose moins c’est si la banque centrale assure la tenue de compte pour la MDBC, pourquoi n’assurerait-elle pas la tenue de compte des clients des banques commerciales ? Le système pyramidaire et de compensation actuel a été crée dans un environnement ou cela n’était technologiquement pas possible mais maintenant il génère des dysfonctionnement et des coûts par rapport à un système totalement centralisé et temps réel. Les banques pourraient rétorquer qu’elles doivent conserver une certaine autonome (lire opacité) dans leurs opérations mais la banque centrale a une capacité de récupération et d’investigation des opérations telle que cette vision est très fictive.
Elles pourraient aussi rétorquer qu’il en va de l’autonomie de leur stratégie commerciale mais le marché les voient déjà comme les « distributeurs » de la politique monétaire de la banque centrale et le fait d’externaliser leur infrastructure de comptes n’impacte pas du tout leur politique produit et de distribution. Cette situation est similaire pour les néobanques qui ont démarré comme des établissements de paiement adossés à des banques de cantonnement. A tout moment, elles ont conservé leur dynamique propre d’expérience utilisateur, de relation client ou de développement produit. Si on externalise la tenue de compte des banques, les banques commerciales conserveront leur rôle et leur valeur ajoutée. Car les banques centrales ne sont pas des banques de détails ou des distributeurs. Elles sont incapables de gérer la relation client de détail ni de développer des produits et des services pour une multitude de besoin clients et ce n’est pas leur rôle. Si tous les clients étaient des développeurs et les interrogeaient avec des API, on pourrait en rediscuter mais ce n’est pas le cas.
Alors que l’extension des capacités d’injection de la banque centrale ne me semble pas fondamentalement révolutionnée avec les MDBC, par contre si elles récupéraient la totalité de l’infrastructure de tenue de compte des banques commerciales, cela changerait la donne. Les banques centrales seraient alors en capacité de faire de l’injection beaucoup plus « chirurgicale » et pilotée par les données – mais toujours via leurs « distributeurs » banques commerciales. Un bon exemple serait de supprimer les délais de paiement pour passer à une économie en temps réel, de faire de l’injection « Trade finance » ou de la lier à des « smart contracts ». Un champ intéressant de réflexion et d’expérimentation s’ouvrirait.