Quand on évoque le Prêt entre Particulier en France, une question émerge rapidement « Est-ce légal ? ». Un avocat répondrait par la négative à cette question mais, en fait, la réponse est beaucoup plus complexe.
J’ai fait une présentation sur le sujet avec Jean-Christophe Capelli pour FriendsClear à Cyberlex(L’Association du Droit et des Nouvelles Technologies) et j’ai échangé sur ce sujet avec les représentants des départements réglementaires de certains des partenaires bancaires que nous avons rencontré avec FriendsClear. Comme il n’existe, à ma connaissance, aucun état des lieux du sujet, ce billet a pour objectif de couvrir ce point. Je remercie Jean-Christophe de ses nombreuses contributions et anecdotes à ce billet. Comme le sujet est vaste, je l’ai découpé en deux parties (1ere partie : Les différents modèles, 2eme partie : Les opérations). Je ne suis pas juriste et je vous incite à me faire part de vos corrections, précisions et remarques (étayées au possible).
En préalable deux remarques :
- Il n’existe pas de réglementation spécifique du Prêt entre Particuliers en France. Ce qui est logique puisqu’il s’agit d’une activité nouvelle qui n’existait pas précédemment et est rendue possible à la fois par le développement des technologies et des usages notamment communautaires d’internet. A contrario, cette activité ne fait pas l’objet d’une interdiction spécifique puisque la liberté du commerce et de l’industrie, qui est un principe constitutionnel, autorise toute activité qui n’est pas spécifiquement interdite . Le Prêt entre Particulier ne peut donc être appréhendé dans la réglementation qu’à travers les différentes opérations qui le constituent et sa capacité à se conformer aux règles et contraintes liées à ces opérations.
- Il est intéressant de faire le parallèle avec l’essor des premiers sites d’enchères sur internet, tels que Aucland ou iBazar (racheté par eBay en 2001) dont l’activité était alors jugée illégale du fait du monopole des commissaires-priseurs. Aujourd’hui plus personnes ne conteste la légalité des opérations en France de eBay. A posteriori, c’est plutôt le monopole des commissaires priseurs qui s’est révélé d’une légalité incertaine notamment en regard de la réglementation européenne.
- Tout cela pour dire que, sur ces sujets émergents, il faut se garder d’avoir une vision trop statique et trop nominale de la réglementation surtout si des composantes de celle-ci sont en cours d’évolution.
La question centrale de la légalité du prêt entre particuliers tient à la nature de l’intermédiation entre les particuliers prêteurs et emprunteurs.
Le prêt entre particuliers peut, en effet, être réalisé selon différents modèles :
- Entre des personnes qui se connaissent au préalable et contractent directement entre elles
- Au sein de groupes privés de personnes dont les modalités de cooptation les assimilent au premier cas mais dont les modes de fonctionnement sont collectivement organisés
- Via une intermédiation organisée indépendante des particuliers.
Cela permet de se positionner dans un type de situation auquel se rattachent des règles et des contraintes spécifiques :
- Soit dans une situation de gré à gré où la connaissance préalable de chaque acteur et le lien direct qui les unit les affranchit de contrôle contraignant et leur autorise une grande liberté contractuelle
- Soit dans une situation de marché, où les offres proposées et les transactions réalisées sont encadrées par la réglementation. C’est la protection du consommateur coté emprunteur et la protection de l’épargne et notamment de l’appel public à l’épargne coté prêteur.
Bien sur, ce n’est pas aussi simple que ça puisque :
- Un groupe privé, de par sa forme collective, pourrait être, de par certaines de ses caractéristiques, assimilé à un mécanisme collectif de marché.
- A coté des mécanismes classiques de marché, la réglementation a ouvert la possibilité de mettre en place des marchés de gré à gré, avec une forme collective mais des modes de fonctionnements et des obligations simplifiées et allégées, à l’exemple des « Dark Pool » des marchés financiers de titres.
Indépendamment de la réglementation, internet a un impact fascinant en cela qu’il transforme complètement les notions de marché et de gré à gré. Un marché qui tend vers la transparence de l’information et la personnalisation de la transaction, caractéristiques que contribue à apporter le recours à Internet, se rapproche du gré à gré.
De manière plus concrète, le premier cas évoqué est celui des prêts familiaux et amicaux souvent caractérisés par leur caractère informel ou faiblement formalisé et sujets, de ce fait, à tous les écarts et aléas par la suite dont chacun connait des exemples personnels. C’est ce qui explique parfois une certaine réticence à leur égard au-delà des solidarités affectives qui les sous-tendent. Leur importance n’en n’est pas moins significative car ils représenteraient environ 2 milliards d’euro de montants prêtés par an (cf article). Ils sont pleinement reconnus par la loi et sont soumis à certaines obligations fiscales. Un avocat ou un notaire peuvent ainsi établir des contrats de prêt entre particuliers incluant le paiement d’un taux d’intérêt. L’implication de ces intermédiaires ne modifie pas la nature de l’opération effectuée et n’entraine aucune obligation ou contrainte supplémentaire. On peut considérer qu’il s’agit de prestations complémentaires par rapport à la relation directe qui unit les particuliers (information, recueil d’informations spécifiques, calcul, évaluation, simulation, processus d’établissement d’un accord, formalisation juridique, archivage et tenue des comptes de l’accord, suivi de l’exécution de l’accord, gestion des transactions de l’accord, etc). Un point mérite d’être noté concernant les notaires. Ils sont les plus proches de la fonction d’intermédiaire dans ce type de transaction privée (ils peuvent même l’être dans les faits en contribuant à rapprocher les parties). Mais, de part l’antériorité et la spécificité de leur statut, ils bénéficient en France d’une situation en pratique exonératoire du droit commun bancaire et de ses obligations et contraintes. A la limite, je dirai que les notaires peuvent faire des opérations de banque à titre privé sans aucune contrainte de la part des autorités de tutelle bancaires. L’Angleterre dispose aussi d’une situation semblable avec le statut de banquier privé accordé aux “Lords” qui pouvaient prêter à leurs sujets.
Le second cas évoqué est celui de groupes privés constitués de particuliers organisés pour se prêter de l’argent entre eux. Cela peut être une extension du cas précédent, par exemple si plusieurs personnes se regroupent pour prêter à une seule (prêt syndiqué) ou si le prêt est réalisé au bénéfice de plusieurs personnes (prêt solidaire). Mais, il y aussi les formes les plus anciennes du financement telles que les tontines qui sont présentent dans de nombreux pays du monde sous différentes appellations (Ekub en Ethiopie, Lun-Hui en Chine, Consorcio au Brésil,…) (Plus de détails sur les tontines ici). Toutes ces organisations sont des formes d’un même principe d’associations d’épargne et de crédit rotatives (rotatives parce que l’on est alternativement prêteur et emprunteur selon un ordre dans le temps) – en anglais ROSCA : Rotating Savings and Credit Associations.
Petite précision, ce que l’on qualifie ici de tontine, n’a rien à voir avec une autre tontine qui est synonyme malheureux pour la compréhension en français, désignant une forme d’épargne avec répartition des bénéfices entre les derniers vivants assimilable à du viager.
Cette forme d’association est-elle légale ? L’intermédiation qu’elle implique relève t-elle de la régulation financière ?
Les tontines existent en France, par exemple pour financer des commerces dans la communauté asiatique et je n’ai jamais entendu dire que leur légalité avait été remise en cause par la justice, ni que les autorités de tutelles bancaires avaient jamais eu quelque velléité que ce soit de réguler l’intermédiation financière qu’elles impliquaient. Evidemment on parle ici d’un groupe constitué de personnes se connaissant entre elles au préalable, qui s’engagent les unes par rapport aux autres et dont la participation à la tontine n’est pas substituable au bénéfice de quelqu’un autre.
Que se passerait-il si la tontine était organisé par un intermédiaire qui permettrait à ses membres d’entrer en contact entre eux et gérerait leurs relations ? Basculerait-on dans le modèle d’intermédiation ouverte (de marché) ? Ou pourrait-on rester dans un mode d’organisation de gré à gré moins contraignant ?
Ce cas de figure ne s’est jamais présenté (pour être statué par la jurisprudence française à tout le moins). Cependant, on peut s’attendre à ce que deux points soient déterminants pour le classer dans une catégorie ou une autre :
- Y a-t-il une publicité publique du service ?
- Le service gère t-il directement les flux financiers ?
La première question peut être tournée autrement : n’importe quel consommateur est-il susceptible de souscrire au service sans bénéficier de la protection apportée par la réglementation ? L’objectif poursuivi ici est d’éviter à des consommateurs non avertis et non qualifiés de souscrire à des produits dont le profil de risque ou la technicité les dépasseraient (ici une tontine). Malheureusement avec la crise financière, on s’est aperçu à la fois que des produits totalement opaques et à la complexité incontrôlée avaient été commercialisés mais aussi que des produits très traditionnels s’étaient révélés avoir des profils de risque hors de toute anticipation (la célèbre action Natixis) et tout cela en parfaite conformité avec la réglementation. A contrario, tout ne fait pas l’objet d’une publicité ou d’une commercialisation publique. Si l’on reprend un des exemples cités précédemment, il est difficile à un particulier de tomber par erreur dans un « Dark Pool ».
La seconde question adresse la nature de l’activité d’intermédiation. La banque est une activité de transformation de l’argent. Elle prend des dépôts et en fait des prêts et des placements. Il ne s’agit pas juste d’un flux financier « passe-plat » entre deux catégories de compte. Au passage, elle prend la responsabilité inhérente à chacun de ces produits et rémunère cette « transformation » par le biais de commissions diverses et variées prélevés sur chacun des flux financiers. Si le service d’intermédiation se positionne comme une activité de « transformation » qui collecte des flux financiers (voire les stocke) pour les redistribuer sous une autre forme et qu’en plus il prélève une commission financière sur ces flux, il est probable qu’au final il sera considéré comme responsable de « l’animation » de l’activité et relevant de la réglementation de ce fait. Qu’elle serait le contraire de cette situation ? Une activité de « passe-plat » bien entendu qui se limiterait à la simple réalisation des flux financiers prédéfinis entre les acteurs. Réglementairement, ce serait un opérateur de monnaie électronique ou un opérateur de service de paiement. Car, effectivement, il n’est pas nécessaire aux particuliers d’effectuer leurs règlements en espèces ou de manière manuelle pour influer sur la nature réglementaire du service auquel ils font appel. Précision importante : un opérateur de paiement peut tout à fait prélever une commission pour la réalisation des opérations qu’il effectue (sans en modifier la nature juridique) ainsi que prélever une commission pour une prestation tierce de service effectuée par ailleurs (toujours sans en modifier la nature juridique).
Nous avions échangé au BarCamp Londres 2009 avec Kubera, une startup anglaise qui développait un système de tontine ouvert sur internet et ceux-ci en passaient par un processus d’approbation par les autorités réglementaires financières anglaises.
N’oublions pas non plus que les banques mutualistes sont nées de cette manière en regroupant des communautés pour financer des investissements en commun (typiquement les agriculteurs pour le Crédit Agricole – cf détails ici et ici). Ce mode d’organisation s’est développé dans la plupart des pays du monde notamment aux USA avec les « Credits Unions » où le caractère « communautaire » est resté beaucoup plus marqué qu’en France. Il existe ainsi, par exemple, une banque mutualiste des pompiers de San Francico (San Francisco Fire Credit Union). C’est elle qui a hébergée le Barcamp Bank San Francisco 2009 à Treasure Island qui est le centre d’entrainement des pompiers.
Aujourd’hui, il n’est pas possible en France de créer une organisation mutualiste à vocation financière sans en passer par l’acquisition d’une licence de banque et cette règle a vocation à s’appliquer à tout groupe privé d’importance constitué pour se prêter entre ses membres (je pense par exemple à la transposition en France, de formes de tontine organisées au niveau d’une communauté toute entière comme la tontine des chauffeurs de taxi de Lima qui comprend 2500 membres).
Le dernier cas est celui d’un service ouvert de marché qui permet à des particuliers qui ne se connaissent pas d’entrer en relation et de se prêter de l’argent plus ou moins directement. Ce cas est a priori le plus simple car on se trouve ici en présence d’opérations régulées (collecte d’argent sur un placement et émission de prêts). On est dans le champ d’application des articles suivant du code monétaire et financier :
- (Article L511-5) : « Il est interdit à toute personne autre qu’un établissement de crédit d’effectuer des opérations de banque à titre habituel »
- (Article L311-1) : « Les opérations de banque comprennent la réception de fonds du public, les opérations de crédit, ainsi que la mise à la disposition de la clientèle ou la gestion de moyens de paiement ».
La législation étant, notamment en matière financière, très protectrice du consommateur final, le service « facilitateur » ne pourra s’exonérer de sa responsabilité sur les particuliers ayant réalisés ces opérations car il lui appartient d’avoir rendu possible ce type d’opération. Si le service ne possède la licence de banque, les autorités de tutelle seront en droit de faire cesser l’activité du service. C’est ce qui est arrivé à Boober en Hollande et IOU au Canada (cf détails ici et ici). Car, contrairement à une idée répandue, il n’y a aucune spécificité française en la matière. Ce principe s’exerce dans tous les pays du monde, y compris les plus réputés libéraux et déréglementés comme les USA et tous les acteurs qui font du Prêts entre Particuliers possèdent des licences de banque soit en direct (comme Prosper) ou soit via un partenaire bancaire. Les USA constituent même un cas très particulier car il est nécessaire d’acquérir les licences de banque état par état et cela pour chacun des 51 états.
Se dire, comme j’ai pu le lire, que la réglementation française va évoluer et faciliter à l’avenir le prêt entre particuliers me semble illusoire et je ne vois aucun signe en ce sens. Sur ce point, il faut bien comprendre que la rhétorique libertaire, et le bénéfice social réel que peut engendrer le développement du Prêt entre Particulier doivent être mis en balance avec la nécessaire sécurité que les consommateurs sont en droit d’attendre des services financiers qui leur sont offerts. La rigueur et la complexité de la réglementation financière ne sont que les conséquences de la « facilité » d’abuser les consommateurs dans le domaine des services financiers (cette remarque est aussi vraie pour les produits financiers existants).